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entre leurs sujets ; ce sont tous des Anglais, et ils les mènent tous ensemble combattre leurs ennemis du continent, ils les conduisent jusqu’à Poitiers, jusqu’à Bordeaux, jusqu’en terre-sainte ; et cet assemblage de tribus éparses, qu’un envahisseur résolu pouvait jadis si facilement vaincre, à son tour gagne des batailles, et prend un rang inattendu parmi les peuples. David Bruce est fait prisonnier à la Croix-de-Neville ; Charles de Blois à la Roche-Derrien ; le roi Jean à Poitiers ; Duguesclin à Navarette ; Guillaume de Normandie a frappé le sol du pied, et il en est sorti une nation.


V

Ainsi, ce que les précédens envahisseurs de l’île avaient pu seulement entreprendre devait être réalisé définitivement par les Français de Guillaume le Conquérant. Par la rapidité et la totalité de leur conquête, par le concours des gens qui savaient écrire et qu’ils s’assurèrent, par leurs guerres continentales, ils devaient amener la fusion de toutes les races en une seule et leur enseigner la patrie.

Ils leur enseignèrent aussi autre chose ; et les résultats de la conquête ne furent pas moins surprenans en littérature qu’en politique.

L’Europe a connu deux renaissances ; l’une au XIe siècle, l’autre au XVIe ; la première fut surtout française et la seconde surtout italienne. Au XIe siècle, les Français étaient ce que les Italiens furent quatre à cinq cents ans plus tard : de grands initiateurs. L’architecture ogivale avec ses cathédrales et ses châteaux, les universités, la philosophie scolastique, les croisades, les épopées chevaleresques, les fabliaux, prirent à ce moment naissance dans notre pays et se propagèrent ensuite dans les autres. Cet art, cet esprit, cette littérature et ces idées passèrent la Manche avec le Normand, ou vinrent peu après le rejoindre dans sa nouvelle patrie. La littérature que les conquérans introduisent est bien différente de celle qu’ils trouvent dans le pays ; ils étaient peu faits pour goûter les désespérances et les mélancolies saxonnes ; ils étaient heureux : tout leur réussissait. Il leur fallait une littérature de gens heureux.

D’abord, ils ont des épopées ; mais combien différentes du Beowulf d’antan. Ce sont bientôt des poèmes pleins de courtoisie, de gaîté et de tendresse. Il y avait déjà de la tendresse dans le Roland ; c’est bien autre chose dans les poèmes qui suivent, ceux où Benoît de Sainte-More retrace les amours de Troïlus et de Cressida et ceux où les héros de la cour d’Arthur cherchent le mystérieux Graal,