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gentes et mignotes plus que on ne porroit dire, si n’ont elles ne sens ne fermeté, mais sont muables comme la foille au vent. » Parce Domine ! conclut Chaucer. Attendez-vous à la douleur des prompts adieux, mais aimez-les quand même, ces femmes « muables, gentes et mignotes, » dit à ses compatriotes le sénéchal d’Anjou.

Le XVIe siècle peut donc venir ; Arioste peut armer la blonde Bradamante, Marot peut chanter l’hirondelle qui vole « puis çà puis là, » Ronsard et le Tasse effeuiller au soir la rose du matin, Montaigne résumer en un monologue unique le drame et la comédie de sa vie intérieure : ils trouveront en Angleterre un public, et non plus des barbares agrestes et pene illiteratos. Ils seront compris, imités, surpassés. Henri VIII connaît les classiques au point de mériter l’admiration d’Érasme ; Jeanne Grey lit Platon, Elisabeth traduit Plutarque, Boëce et Horace (son manuscrit vient d’être retrouvé), se prend d’enthousiasme pour Ronsard et lui fait remettre un diamant. Wyat, Surrey, Sackville imitent Pétrarque, Marot, Boccace, traduisent Virgile. Les colonnes corinthiennes soutiennent les palais et les tombes ; les médaillons des Césars ornent Hampton-Court. Érasme, qui connaît bien l’Italie, déclare que le culte des lettres est pour le moins en aussi grand honneur en Angleterre, et que c’est là qu’il faut vivre, parce que là va renaître « l’âge d’or. » Il meurt sans avoir vu se réaliser sa prophétie ; mais il avait dit vrai et l’âge d’or de la littérature anglaise était proche : Spenser allait chanter la Reine des fées, Bacon renouveler la philosophie, Shakspeare unir Juliette à Roméo sur le balcon des Capulets. A l’exemple de Chaucer, le grand poète emprunte beaucoup au Midi, à l’antiquité, à l’histoire nationale, mais rien à la partie anglo-saxonne de cette histoire : à Bandello, Roméo et Juliette ; à Boccace, Cymbeline ; à Giraldi Cinthio, Othello ; à Plutarque, César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan ; aux chroniqueurs nationaux, ses Plantagenet, ses York et ses Lancastre. Aux Anglo-Saxons, rien ; rien, si ce n’est souvent ce que ses pensées ont de plus profond et de plus douloureux, les doutes d’Hamlet, les désespoirs d’Othello, les mélancolies de Jacques, les sombres appréhensions de Claudio.

La fusion s’est faite. Grâce à Hastings, l’Angleterre a eu sa langue, sa grammaire, sa versification, sa littérature, qui ne sont ni françaises, ni germaniques, mais sont le produit d’une intime combinaison du génie des deux pays. Et voici le résultat final de ce grand événement. Les Saxons n’avaient pas l’esprit dramatique et les Anglais l’ont eu ; les Français avaient, à l’origine, peu de tendances vers le lyrisme et la mélancolie des races germaniques, les Anglais les ont connues, et du tout ils ont fait une seule chose :