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le cercle entier des pensées et des émotions humaines leur a été familier de bonne heure ; l’esprit celtique et l’esprit saxon inspirent également Shakspeare ; il sait l’âme de Béatrice aussi bien que l’âme d’Hamlet. On a pu le rapprocher de Molière et aussi de Goethe, et de nos jours, où les génies des différens peuples se pénètrent les uns les autres plus que jamais auparavant, Shakspeare, en qui cette fusion s’était réalisée il y a trois cents ans, est pour nous, par une conséquence naturelle, le plus moderne de tous ; il est l’auteur le plus populaire de notre siècle, celui qui connaît le mieux nos secrètes pensées : il est notre plus vrai contemporain.

Chez une multitude d’auteurs anglais qui ont brillé entre son époque et la nôtre, on pourrait retrouver de même, unis dans un mélange intime, le don de la prompte parole et de la prompte action, l’esprit pratique, la faculté de tourner les récits en drames, en même temps que le don de la méditation intense et de la contemplation métaphysique. « A la vérité, disait Saint-Évremond, je n’ai point vu de gens de meilleur entendement que les Français qui considèrent les choses avec attention et les Anglais qui peuvent se détacher de leurs trop grandes méditations pour revenir à la facilité du discours et à certaine liberté d’esprit qu’il faut posséder toujours, s’il est possible. » C’est marquer fort justement le résultat dernier des invasions. Malgré l’échange constant des pensées et l’imitation des mœurs, les deux routes suivies par les deux peuples sont demeurées distinctes. Ils se sont compris, mais non pas confondus. La part de l’esprit germanique demeure plus grande chez les Anglais, et la part du génie celto-latin plus grande chez les Français. Saint-Évremond continue d’avoir raison.

Lorsque Tristan mourut, Iseult mourut aussi, et on les enterra tous deux dans la même église, chacun à une extrémité de l’église. De la tombe de Tristan sortit une vigne, et de la tombe d’Iseult un rosier, et les deux plantes, embrassant les colonnes, vinrent se réunir à la voûte. C’est l’image de ce qu’ont fait Guillaume de Normandie et ses Français. La conquête a amené le croisement de deux races ; elle n’a rien détruit de leurs plus hautes qualités : elle a avivé ces qualités, au contraire, elle les a mêlées et en a fait un tout unique, ce tout que, depuis cent ans, nous ne nous lassons pas d’admirer ; elle a joint dans une union si intime qu’on n’a jamais pu, à aucune époque, les séparer entièrement, la vigne de France aux roses d’Albion.


JUSSERAND.