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dirait qu’il prévoit l’avenir de la ville, obscure encore, que pas longtemps après lui on appellera la ville de l’intelligence. On dirait presque qu’il prédit la grande école de Berlin, cette puissance étrange, ce lieu de liberté philosophique dans un pays de discipline, de liberté envers et contre tous, Dieu compris, le roi excepté.

Si bien que, lorsqu’il méditait à Rheinsberg sur la religion, Frédéric travaillait et très utilement pour le roi de Prusse.


IV

Comme il procédait avec un ordre admirable, Frédéric, au sortir de la crise religieuse, entra dans une crise métaphysique. Depuis son adolescence, bien avant d’avoir renoncé à toute foi, il philosophait ; il avait seize ans quand il signait une lettre à sa sœur : Frédéric le philosophe. Ce goût croissant avec l’âge devint une passion ; le jeune philosophe regardait avec pitié la plupart des hommes vivre « sans même penser à ce que c’est que les causes cachées et les premiers principes des choses. » Quand il allait de Neu-Ruppin à Berlin pour les fêtes de la cour, il achevait les nuits de bal au coin de son feu à s’entretenir des plus hautes questions avec Suhm, le ministre de Saxe, qu’il appelait Diaphane, parce que le pauvre Suhm, âme délicate de penseur souffreteux, n’avait presque point de corps. Les obscurités mêmes des problèmes tentaient l’esprit de Frédéric : « Je ne puis m’empêcher, disait-il, de m’approcher des mystères qui m’intéressent beaucoup, et qui m’attirent par les difficultés qu’ils me présentent. »

Il croyait alors en Dieu fermement pour la double raison que le monde ne peut avoir été organisé que par une sagesse suprême et que l’esprit de l’homme ne peut procéder que de l’esprit de Dieu. Il croyait, avec l’école de Leibniz, que ce Dieu a choisi entre tous les mondes imaginables le meilleur et qu’il a donné à chaque partie la nature, la place, le développement et la destinée propres à concourir à la perfection de l’ensemble. Comme il attribuait à Dieu tout ce qu’il y a de noble et d’élevé dans l’homme en le portant à la plus haute puissance, il lui reconnaissait une infinie bonté, et il célébrait les bienfaits de la Providence. Il était donc optimiste alors, ou, du moins, il croyait l’être, mais déjà il s’écartait des doctrines de Leibniz en un point capital : il répugnait à croire à la spiritualité de notre âme et à son immortalité. Il admirait ironiquement ceux qui professaient cette croyance : « Je remarque par ce que vous m’écrivez que vous êtes charmé d’avoir une âme immortelle, » mais il n’avait pas « l’idée de ce que c’est que penser sans