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Ainsi tout ce qui pourrait nuire à l’activité est éliminé ou plutôt relégué dans le domaine de la théorie. Les heures occupées à lire et à relire les propositions de Wolf n’ont donc été que des heures perdues ? Mais elles n’ont pas même été perdues : Frédéric ne savait pas perdre du temps. Au naufrage des doctrines philosophiques a survécu un esprit philosophique très large, très libre et très souple, qui sera son guide dans les affaires de la vie. Déjà, au temps où il étudiait le système de Wolf et s’efforçait d’y croire, il disait que cette « manière de raisonner peut être très utile à un politique qui sait s’en servir. » Les principes de contradiction et de la raison suffisante l’ont déçu quand il en espérait l’explication de l’inintelligible, mais il s’en servira pour raisonner sa conduite : « Ce sont les bras et les jambes de ma raison ; sans eux, elle serait estropiée, et je marcherais comme le vulgaire avec les béquilles de la superstition et de l’erreur. » Va-t-il donc transporter dans la politique la rigueur de raisonnement d’un Wolf et composer sa conduite comme un système ? Il écrit, en effet, qu’un prince « devrait se faire un plan aussi bien raisonné et lié qu’une démonstration géométrique, » et cette déclaration est inquiétante, car les géomètres sont pour les mobiles et incertaines affaires de la politique de périlleux conducteurs. Mais Frédéric est aussi le disciple du critique Bayle et de Locke, l’observateur ; et, de nature, il observe ; son grand œil clair et froid est un des yeux humains qui ont su le mieux voir les réalités. Il sera un manieur d’idées pures, mais qui tiendra compte des faits, des lieux, des temps et des hommes.

Lorsqu’il raisonne à l’avance sa conduite pour en arrêter le plan, il procède d’abord selon la méthode de l’école. Bien loin, par-delà les Hohenzollern, ses aïeux, hors du temps presque et de l’espace, dans la région inconnue des origines, il monte pour chercher la raison suffisante du principat. À ce là-bas lointain, tous les hommes étaient égaux et libres, mais ils ont été obligés de choisir un juge de leurs querelles, un législateur qui « réunît leurs intérêts en un intérêt commun, » un protecteur qui les défendît contre leurs ennemis, et ils ont institué le prince. De cette origine, il suit que le principat n’a pas de raison d’être en lui-même, qu’il est le produit d’un contrat social, et comme un fait d’utilité publique. Conséquemment, « le souverain, bien loin d’être le maître absolu de ses sujets, n’en est que le premier domestique. » Mais, pour les bien servir, il ne prendra pas leurs ordres ; pour réunir les intérêts communs, il faudra qu’il domine tous les intérêts privés : aussi le prince aura-t-il l’absolue « liberté du bien. »

Voilà de la théorie pure, dont le point de départ est arbitraire, puisque c’est la chimérique liberté, la chimérique égalité