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Nulle ombre non plus au délicieux tableau de la terrasse. « C’était l’époque, dit Flaubert, où les colombes de Carthage émigraient en Sicile…

Salammbô, qui les regardait s’éloigner, baissa la tête, et Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement :

— Mais elles reviendront, maîtresse !

— Oui ! je le sais.

— Et tu les reverras.

— Peut-être ! fit-elle en soupirant. »

Oh ! l’adorable intonation de ce : Je le sais ! de ce : Peut-être ! Rien ne fait mieux sentir tout ce que la musique sait ajouter à la parole, tout ce que trois ou quatre notes des plus simples, des plus modestes, peuvent mettre en trois ou quatre mots, de pressentimens et de mélancolie. Si l’avenir ne devait épargner de Salammbô qu’une page, il pourrait choisir celle-là, et celle-là tout entière. D’abord, une charmante symphonie accompagne la toilette de la jeune fille. On y surprend encore, mais pâli, décoloré, le motif du voile bien-aimé, ravi par le barbare. Puis, ce sont des retours d’espérance, des lueurs de joie. Lueurs fugitives ! Les colombes s’éloignent. Dans le frémissement de l’orchestre on entend le vent de leurs ailes. La jeune fille les suit du regard et de la voix, d’une voix qui passe par les inflexions les plus douces et les modulations les plus tendres, jusqu’à ce pensif : Peut-être, soupiré sur un accord irrésolu.

A son tour, et comme tout à l’heure le motif du zaïmph, voici que se ralentit et s’attriste le motif qui fêtait Salammbô rayonnante et parée. Au moment de partir, la triste messagère envie l’essor insouciant des oiseaux envolés. Ah ! murmure-t-elle,


Qui m’emportera, libre de tourmens,
D’angoisses mortelles,
Vers des dieux plus doux, des cieux plus clémens ?
Qui me donnera, colombes, vos ailes ?


Nous citions plus haut la page la plus éclatante de l’ouvrage, en voici la plus suave. Des dieux plus doux ! Tels sont les dieux véritables de M. Reyer. Sous l’apparence, l’affectation même de la force et de la rudesse, il cache une sensibilité de femme. J’en atteste ses héroïnes : Margyane, Brunehild, Salammbô, songeuses toutes trois, et toutes trois délicieusement plaintives. C’est une exquise élégie que cette mélopée des colombes. Et je lui sais gré, non-seulement de nous émouvoir mais de nous éclairer, de nous enseigner un chemin. Purement vocale, peu ou point accompagnée, belle seulement par les courbes de sa ligne solitaire et par l’étroite union de la note et de la parole, cette petite