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avec soin des jalons qui seront par la suite relevés avec un soin pareil. Pas une fissure, pas le plus petit trou ; pas une maille rompue, ni une question possible sans réponse assurée. Pourquoi, par exemple, Valréas, qui serait beaucoup mieux que Sartorys le mari désigné de Gilberte, ne l’épouse-t-il pas ? Parce que le père de Gilberte répugne à marier sa fille avec son compagnon de vie joyeuse. Scrupule naturel, et qui fait quelque honneur à cet écervelé de Brigard. Si la frivole Gilberte accepte la main du grave et sombre Sartorys, c’est par ambition et dans l’espoir de devenir un jour ambassadrice. Et Louise, la généreuse petite sœur, eût-elle accepté la mission délicate qui cause tout le malheur, se fût-elle jamais assise au foyer délaissé par Gilberte, sans y être appelée et fixée pour ainsi dire de force par Gilberte elle-même ? Ainsi tous les incidens résultent des caractères, les manifestent et les confirment.

Voilà pour la facture de l’œuvre, pour les raisons de la raison. Les raisons du cœur sont ici également satisfaites. Il est un mot de Froufrou qui nous semble donner la note, une des notes au moins les plus justes et les plus profondes de cette comédie. Au quatrième acte, rejointe à Venise par son mari et apprenant de lui qu’il va sur le terrain, Gilberte se récrie avec épouvante : un duel, deux hommes qui se battront, un qui mourra pour elle, pour Froufrou ! Ce n’est pas possible ! Des colifichets, des chiffons, voilà pourquoi elle était née. « Oh ! Dieu, balbutie-t-elle, qui donc m’a jetée au milieu de toutes ces choses si terriblement sérieuses ? » Nous partageons presque la surprise et l’effroi de l’être léger et frivole, de l’écureuil ou du petit oiseau devant tout le mal qu’il a pu faire, devant ce contraste entre la futilité des causes et la gravité tragique des effets. « Une heure de colère, et voilà où j’en suis venue,  » murmure encore la pauvre Gilberte. Oui, pauvre Gilberte, qui n’était ni vicieuse, ni méchante et qui pourtant a failli, que nul n’a pu défendre et que ceux-là mêmes ont perdue qui l’auraient dû garder. Par là encore l’œuvre est mélancolique, par le péril trouvé dans ce qui pouvait être le secours, par je ne sais quelle fatale métamorphose des remèdes en poisons. La part du malheur est bien grande ici ; bien petite, celle du mal, et je ne sais pas au théâtre, dans l’histoire des faiblesses féminines, de faute aussi soigneusement, aussi tendrement excusée que celle-là. En son père d’abord, en son mari lui-même, Gilberte n’a-t-elle pas des excuses vivantes ? L’un, qui n’a pas su l’élever, l’autre, qui ne sait ni l’arrêter quand elle s’égare, ni l’accueillir quand elle revient. Rappelez-vous la scène du troisième acte, les maladresses de Sartorys et l’offre malencontreuse des chevaux. Le hasard des choses elles-mêmes et des moindres incidens tourne contre la pauvre Froufrou. Que son fils fût seulement sorti