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VI

Frédéric, en bon logicien toujours, divise en ses parties principales l’office du prince, pour les comparer entre elles et marquer les devoirs qui rassortissent à chacune. Si nous l’en croyons, la guerre et la politique sont les moins importantes : « le principal objet des princes est la justice, et, s’ils sont généraux, c’est l’accessoire. » Il se peut bien qu’il soit sincère, car il comprend dans la justice tout le gouvernement intérieur, et l’administration d’un État comme le sien, où le roi applique sans résistance ses idées de gouvernement, ainsi qu’en une sorte de lieu philosophique, séduisait un esprit d’une si belle ordonnance, et qui aimait à voir les effets sortir des causes, comme la conclusion d’un syllogisme sort de la majeure et de la mineure. Au reste, en rabaissant la guerre, Frédéric satisfaisait une rancune. Les officiers qu’il avait connus à la tabagie paternelle l’avaient prodigieusement ennuyé, et il se vengeait d’eux en raillant la pédanterie militaire qui se manifeste, dit-il, par la minutie, par la fanfaronnade et par le don-quichottisme, et qui est la pire de toutes, car elle ne se peut excuser comme celle des portefaix de la république des lettres, que leur profession empêche de se répandre dans le monde où ils se civiliseraient peut-être. Comme l’éducation militaire n’était qu’une partie de sa large éducation humaine, il méprisait les princes qu’on n’a élevés que pour être soldats, et que leurs précepteurs ont nourris « de soupes en avant-faces, de pâtés en bombes et de tartes en ouvrages à cornes. »

Il se peut bien aussi qu’il ne soit pas tout à fait sincère dans cette sorte de dédain de l’accessoire, car « le militaire, » bien qu’il en parle peu, n’était pas négligé par lui. Il étudiait l’histoire des guerres, depuis celles des Grecs et des Romains ; il approfondissait jusqu’au menu détail les règlemens et les coutumes de l’armée, et son régiment était si bien tenu que le roi un jour ne put s’empêcher de l’embrasser à grands bras après une revue, devant le front des troupes. Méfions-nous donc un peu de ce philosophe qui voudrait nous faire croire qu’il préfère à l’épée le glaive de justice. Il laisse percer l’ambition d’égaler les grands conquérans, quand il promet à Voltaire de garder ses écrits comme Alexandre gardait ceux d’Aristote ; il se trahit quand il confesse son amour de « ce fantôme qu’on appelle la gloire, cette idole des gens de guerre. » Des rêves de guerre caressent par momens son âme philosophique ; il voit alors « des campagnes, des sièges, des combats en perspective, » et son imagination, échauffée sur ces objets, lui peint des victoires, des trophées et des lauriers.