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lycées et collèges de l’État, sur 90,000 élèves, il y avait plus de 39,000 internes, et, dans les établissemens ecclésiastiques, c’était pis : sur les 50,000 élèves, on y comptait plus de 27,000 internes, auxquels il faut ajouter les 23,000 élèves des petits séminaires proprement dits, presque tous pensionnaires ; sur un total de 163,000 élèves, voilà 89,000 internes. Ainsi, pour recevoir l’instruction secondaire, plus de la moitié de la jeunesse française subit l’internat, ecclésiastique ou laïque. Cela est propre à la France, et cela tient à la façon dont Napoléon, en 1806, accapara et pervertit l’entreprise scolaire.

Avant 1789, en France, cette entreprise, quoique déjà bien entravée et gênée par l’intervention de l’État et de l’Église, n’était point faussée dans son principe, ni violentée dans son essence ; aujourd’hui encore, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, elle vit et se développe conformément à sa nature. On admet qu’elle est une entreprise privée[1], l’œuvre collective et spontanée de plusieurs particuliers volontairement associés, anciens fondateurs, bienfaiteurs actuels et futurs, maîtres et parens et même écoliers[2], chacun à sa place et dans son office, sous un statut et d’après une tradition, de manière à subsister indéfiniment par elle-même, pour fournir comme une compagnie de gaz et d’éclairage, sous sa propre responsabilité, à ses frais et à ses risques, un objet de consommation à des consommateurs ; en d’autres termes, l’entreprise scolaire doit, comme l’autre, faire agréer à des besoins sentis la satisfaction qu’elle leur offre. — Naturellement, elle s’adapte à ces besoins ; ses gérans et participans font le nécessaire. Libres de leurs mains, groupés autour du même but par un intérêt majeur, commun et sensible, solidaires entre eux et véritables sociétaires, non-seulement de fait, mais aussi de cœur, attachés sur place à l’entreprise locale, et résidens à demeure pendant beaucoup d’années, quelquefois même pendant toute leur vie, ils s’ingénient pour ne pas heurter les répugnances profondes des adolescens et des familles ; à cet effet, ils s’arrangent entre eux et avec les parens[3].

  1. Bréal, ibid., p. 10, 13. Id., Quelques mots sur l’instruction publique, p. 286. « L’internat est à peu près inconnu en Allemagne… Le directeur (du gymnase) indique aux parens du dehors les familles où leurs enfans pourraient trouver l’hospitalité, et il doit s’assurer si cette hospitalité est à l’abri de tout reproche… Dans les gymnases nouveaux, aucune place n’est faite à des internes. » — Demogeot et Montucci, Rapport sur l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, 1865. — (Je me permets d’indiquer aussi, dans mes Notes sur l’Angleterre, une description de Harrow-on-the-Hill, et une autre d’Oxford, toutes deux faites sur place.)
  2. Notes sur l’Angleterre, p. 139. Les élèves de la classe supérieure (sixth form), notamment les quinze premiers (monitors), en particulier le premier élève, sont chargés de maintenir l’ordre, de faire respecter le règlement, et, à tout prendre, tiennent dans l’école la place de nos maîtres d’étude.
  3. Bréal, Quelques mots, etc., 281, 282. De même en France, « avant la Révolution,.. sauf dans deux ou trois grandes maisons de Paris, le nombre des élèves était généralement assez restreint… Le nombre des pensionnaires à Port-Royal n’a jamais dépassé 50 à la fois. » — « Avant 1764, la plupart des collèges étaient des externats comprenant de 15 à 80 élèves, » outre des boursiers et les pensionnaires payans assez peu nombreux. — « Une armée d’internes qui comprend plus de la moitié de notre bourgeoisie, une discipline réglée et surveillée par l’État, des maisons comprenant jusqu’à sept ou huit cents pensionnaires, voilà ce qu’on chercherait vainement ailleurs, et ce qui est essentiellement propre à la France contemporaine. »