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perfidies. Avec autant de soin que les lettres de Voltaire, il collectionne malicieusement les pamphlets contre son ami, que lui procurent ses courtiers littéraires. Il prodigue à la divine Emilie tout l’encens des louanges mythologiques, et en même temps il se moque de cette femme, qui ne fait que commencer ses études et qui devrait se contenter d’instruire son fils, au lieu d’enseigner l’univers. Il écrit sur le ton de la confiance et de la confidence et de la parfaite estime à des hommes dont il se défie, qu’il méprise, et qu’il poursuivra d’épigrammes après qu’ils seront « crevés. » Sa correspondance avec son père est toujours flagorneuse et basse. Enfin il se donne des airs d’un homme pour jamais détaché des glorioles et des affaires du monde, indifférent aux commérages de la politique et qui préfère à l’éclat du trône « un beau ruisseau. » Et personne ne connaît aussi bien que lui ces commérages, personne ne suit les affaires d’un œil plus attentif, et il n’est point un rêveur de bords de ruisseau.

Enfin, il nous dira encore et surtout qu’il aime l’humanité. Oui ; mais comme c’est plus facile que d’aimer des hommes ! Et, d’ailleurs, cet amant de l’humanité nous déconcerte par des déclamations sur l’imbécillité et la méchanceté des hommes, car ce jeune prince est âprement sévère pour nous, pauvre troupeau. L’humanité de Frédéric est-elle donc hypocrisie ? Non certes. Il trouve en lui un sentiment de la dignité de l’homme ; il a le respect de l’intelligence, la passion des lumières, et cela, c’est aussi de l’humanité. Cherchant un emploi de son génie, il n’en trouve pas de plus noble, comme il n’y en a pas en effet, que de paître au mieux les brebis dont il est né le pasteur, de diminuer le fardeau de leurs misères et de leurs superstitions. Seulement, mettre son troupeau en valeur, n’est-ce point un bon calcul de berger ? L’humanité de ces princes du XVIIIe siècle n’exige d’eux aucun sacrifice, aucun renoncement à soi-même. Elle est un instrumentum regni, ou, si l’on veut, une méthode de gouvernement. Elle est intellectuelle plutôt que sensible, de tête plutôt que de cœur ; c’est une humanité très froide et qui se pratique sans qu’il soit nécessaire d’être compatissant, tendre et humain. Laissons donc ces doux adjectifs, pour dire simplement que Frédéric est un sage.

Un sage qui, d’abord, prend la vie comme elle est, et suit docilement les indications et les pentes de la nature. Le propre de l’homme étant d’agir et de penser, il partagera sa vie entre la contemplation et l’action, et il aimera l’une et l’autre, chacune à son heure : « Je mène depuis quelque temps une vie active et très active ; dans quelques semaines la contemplative aura son tour ; on peut être heureux dans l’une et dans l’autre. » La vie nous offre des biens et des maux : ne pestons pas contre les maux, qui sont « du