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dessus, il ne rendra plus aucun son. » Nos sensations, mobiles et variables, tiennent donc à notre constitution cérébrale et mentale, bien plus qu’aux objets mêmes. Quand Descartes a, selon son expression, « dépouillé de tous ses vêtemens » l’objet matériel, comme la cire, et qu’il l’examine ainsi « tout nu, » il conclut qu’on ne peut « le concevoir de la sorte sans un esprit humain. » C’est le grand principe de l’idéalisme critique. Les conceptions d’ « objets » sont l’œuvre de l’esprit et tiennent à sa nature. Dès que l’esprit se demande s’il n’est pas pour quelque chose dans ses conceptions sur la matière même, le matérialisme brut commence d’être ébranlé.

La seconde raison de doute, devenue également classique, c’est que notre vie sensible se partage en deux moitiés : pendant le sommeil, nous croyons voir des hommes, des animaux, des plantes, un monde de réalités qui n’est cependant qu’un monde d’idées ; pourquoi notre veille ne serait-elle pas une sorte de songe mieux lié ? Encore un point d’interrogation qui se dressera toujours devant tout homme qui réfléchit. Quant au raisonnement, dont nous sommes justement si fiers, il nous trompe aussi parfois, même dans les mathématiques ; c’est que, au lieu d’être une intuition instantanée et immédiate des réalités, le raisonnement se traîne en quelque sorte dans la durée, d’idée en idée, enchaînant avec peine le souvenir au souvenir. Or, demande Descartes, qui nous garantit l’absolue véracité de notre mémoire ? Quand nous sommes au bout d’une démonstration géométrique, qui nous assure que nous n’avons point, le long du chemin, fait quelque oubli, comme dans une addition ou soustraction, et laissé échapper un anneau de la chaîne ?

Enfin il est d’autres raisons de doute, plus profondes encore, que Descartes tire de la nature de notre volonté. Notre volonté a besoin d’agir : toujours en mouvement, elle se porte sans cesse dans une direction ou dans l’autre ; vivre, c’est agir ; agir avec conscience, c’est juger ; juger, c’est prononcer sur les choses « hors de nous » au moyen d’idées qui ne sont qu’en nous ; c’est donc se tromper souvent et peut-être toujours. Pour agir, parler, affirmer (trois choses de même nature), nous ne pouvons pas toujours attendre que la clarté soit faite dans notre esprit, que le soleil de la vérité se soit en quelque sorte levé sur notre horizon. La vie nous presse et nous appelle, la passion nous précipite, nous sommes impatiens de conclure ; souvent même, dans la pratique, il faut prendre parti et ne pas rester en suspens. C’est alors que, par nos affirmations sur le réel, nous dépassons nos intuitions intérieures, et ces affirmations sont des actes de volonté, non pas sans doute arbitraire, mais de volonté néanmoins, selon Descartes ;