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D’autre part, qu’on essaie de concevoir des objets sans aucune espèce d’emprunt à la pensée ; qu’on essaie de concevoir l’étendue seule, comme une « chose complète, » par conséquent comme une « substance, » selon la définition de Descartes ; on n’y parviendra pas davantage. L’étendue toute seule est encore de l’étendue pensée et même sentie. Elle est pensée, car elle enveloppe une pluralité infinie de parties entre lesquelles il y a un ordre intelligible ; et qui donc, plus que Descartes, était près de réduire l’étendue à une idée ? Nous avons beau vouloir dépouiller l’espace de tout ce qui pourrait venir de nous-mêmes, impossible. Il n’est que le dernier résidu de nos sensations visuelles et tactiles, ainsi que de nos sensations de mouvemens ; c’est un théâtre vide où nous nous promenons par l’imagination, où nous distinguons encore le haut et le bas, la droite et la gauche, où nous plongeons le regard et où nous étendons les mains. La matière, c’est un extrait de nos sensations et une construction de notre pensée. Si donc il n’y a point de sujet sans objet, il n’y a point pour nous d’objet sans sujet. La connaissance de la pensée comme « complète » implique la connaissance des objets de la pensée et de la sensation. Descartes aurait donc dû, selon ses propres principes, ne pas couper le monde en deux.

Aux discussions sur la substance de l’esprit et de la matière, la philosophie moderne substitue de plus en plus l’examen des causes, ou, pour éliminer tout reste de scolastique, l’examen des conditions déterminantes. Quelles sont donc les conditions de la pensée ? Est-ce en regardant dans sa conscience même qu’on les trouvera ? Est-ce en combinant des idées dans son esprit ? Je pense, donc je suis, sans doute ; mais sous quelles conditions puis-je à la fois exister et penser ? J’aurai beau scruter ma pensée même, je n’y trouverai pas les conditions qui cependant lui sont essentielles, par exemple l’existence du cerveau et des vibrations cérébrales. Qu’on me fasse respirer du chloroforme, et voilà ma pensée tellement suspendue qu’elle semble annihilée, ou réduite à un état voisin de l’inconscience. Comment aurais-je pu deviner ces conditions de ma pensée par l’inspection de mon moi solitaire ? Quelle que soit la nature, spirituelle ou non, de la pensée, quelle que soit sa « substance, » spirituelle ou non, quelle que soit même son « essence, » analogue ou opposée à celle de la matière, qu’importe, si son apparition de fait, si son exercice est subordonné à des conditions différentes d’elle et que l’expérience seule peut déterminer ? J’aurai beau, en idée, « séparer » ma pensée de mon corps, il n’en résultera nullement qu’elle n’y ait pas ses conditions nécessaires, sinon suffisantes, et, comme une seule condition qui manque fait tout manquer, tel trouble de mon cerveau coupera court à mon