Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour M. de Somaize que d’avoir fait vendre neuf ou dix ouvrages dans un lieu où l’on n’avoit jamais rien fait imprimer de nouveau ? » — « Dix ouvrages, » c’est beaucoup ; nous n’en connaissons, en tout, que sept ; en outre, si les marchands de vieux livres étaient en majorité sur le Pont-Neuf, on y vendait aussi dans leur nouveauté toutes les espèces d’ouvrages énumérées plus haut.

Pour revenir au Songe du rêveur, une fois les épigrammes lues, les Muses donnent tour à tour contre Somaize. Chacune a quelque grief contre lui. Erato l’accuse d’avoir volé les Précieuses ridicules à Molière et de les avoir vendues à l’imprimeur pour cent francs, Polymnie de s’être fait honneur dans une ruelle du Cléomédon de Du Ryer. Apollon, furieux dès le début, et, il faut bien le dire, d’une colère sans noblesse, ordonne qu’on lui amène « cet écrivain de forêts. » Somaize arrive, fort piteux ; on lui met la corde au col, la torche au poing et on l’oblige à faire amende honorable devant Molière :


« Je tiens ce pauvre misérable,
Reprit Molière d’un ton doux,
Fort indigne de mon courroux ; »
Et dit cela de bonne grâce.
« Enfin, je veux qu’il te la fasse, »
Dit Apollon tout furieux.
« Si vous le voulez, je le veux ! »
Reprit modestement Molière.


Somaize prononce alors très humblement son amende honorable, puis les palefreniers de Pégase le bernent dans la couverture du divin cheval, aux éclats de rire de tout le Parnasse :


Molière, qui n’est pas rieur,
En rit aussi de tout son cœur.


Le poète qui a écrit ces médiocres vers avait du moins, à défaut d’autre mérite, celui d’aimer Molière et de le bien connaître. Le petit portrait qu’il en fait est certainement pris d’après nature ; on y voit le comique à ses débuts, déjà semblable à lui-même et tel que nous le connaissons par les témoins d’une partie plus avancée de son existence ou de ses dernières années, bon, indulgent, un peu triste, et offrant dans la vie ordinaire le visage sérieux du « Contemplateur. »

S’il faut en croire Somaize, toute cette querelle eut un épilogue flatteur pour lui et dont il se vante à deux reprises : l’Académie française l’aurait traité comme Corneille, en évoquant l’affaire devant elle et en délibérant sur la Pompe funèbre de M. Scarron