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disparaît. Non que la société précieuse ait terminé son existence avec lui : malgré le rude coup que lui a porté Molière, elle va subsister, plus modeste et moins affichée, et, dès les premières années du siècle suivant, un nouvel hôtel de Rambouillet s’ouvrira chez la marquise de Lambert, sans que la tradition ait été interrompue un seul jour. L’esprit précieux, en effet, comme l’esprit gaulois, est une part nécessaire de l’esprit français ; il n’a cessé de rendre des services ; il ne finirait qu’au grand dommage de nos qualités nationales, ou plutôt il faudrait pour le détruire une transformation impossible de la vie sociale elle-même. En effet, on le trouve partout où la littérature est un besoin de la société polie ; il représente la fleur délicate de la civilisation. Toutes les fois qu’il prend trop d’ascendant sur les écrivains, les défauts qu’il porte en germe se développent et une réaction se produit ; celle-ci donne son effet utile jusqu’à ce que, abondant elle-même dans son propre sens et tombant du côté où elle penche, elle provoque un retour de l’esprit précieux. À ces diverses périodes du précieux correspondent des historiens de valeur très différente, comme les périodes elles-mêmes. Au XVIIe siècle, Voiture sert de greffier à la bonne époque du précieux ; Mlle de Scudéry le peint dans sa décadence ; lorsqu’il devient une mode partout copiée et travestie, Somaize se présente, digne peintre de modèles ridicules.

C’est dire qu’après avoir donné d’une telle période une image digne d’elle, sa tâche était remplie ; en écrivant encore, il n’eût fait qu’imposer une surcharge inutile à l’histoire littéraire. Puissance singulière, ici comme ailleurs, de l’occasion et du moment ! Somaize a laissé un nom, et ses livres devront être consultés aussi longtemps que l’on s’occupera de ses modèles. Vingt ans plus tôt ou vingt ans plus tard, le précieux se développant dans des milieux fermés pour un tel homme, il n’aurait pu écrire que sur d’autres sujets ; on n’eût jamais songé à le réimprimer, et personne, à la fin du XIXe siècle, ne solliciterait pour lui l’attention. Il y a, en effet, des natures d’écrivains qui, en tout temps, trouvent matière à produire de façon durable ce qu’elles portent en elle ; à quelque date que le sort les fasse naître, elles s’adaptent au moment et au milieu. Il en est d’autres qui n’ont qu’une valeur de hasard ; elles doivent tout à un ensemble de circonstances. Somaize appartient à cette seconde catégorie ; il en est même un exemple particulièrement curieux, par la médiocrité de son talent et l’intérêt de ses ouvrages.


GUSTAVE LARROUMET.