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souci des pauvres, des faibles, des malheureux, était montré à l’Église comme sa première mission et la condition de son triomphe.

Jusqu’ici le clergé catholique, — et c’est son honneur, — avait pratiqué sous toutes les formes la charité ; mais il hésitait à aborder les questions sociales. Dans quelques faubourgs de Paris, il est vrai, certaines églises avaient vu une foule en habit de travail se presser autour de la chaire pour entendre, dans une suite de conférences du soir, des prédicateurs traiter de la situation des ouvriers. Ce qu’avaient fait des explorateurs hardis, l’Église allait-elle le tenter ?

Les politiques superficiels se demandent déjà quelle influence cette évolution exercera sur les élections de 1893. Dans notre temps fertile en manœuvres électorales, beaucoup de gens sont enclins à prendre l’encyclique pour une manifestation de ce genre. Pauvres esprits qui ne connaissent pas l’histoire de la papauté ! Nous assistons à une évolution qui ne se mesure, ni par semaines, ni par mois. Ceux qui prêchent l’Évangile ont eu, de tout temps, les pauvres pour cliens ; le pape veut leur donner une seconde clientèle, les classes ouvrières ; des plaintes sont montées jusqu’à lui et il a compris que dans nos sociétés modernes, à côté du dénûment et de la faim, il y avait d’autres problèmes de misère. L’appel, vers l’église, de cette foule qui en avait oublié le chemin, est le résultat le plus direct de l’encyclique. Il ne faut pas un instant perdre de vue cette conséquence, si on veut comprendre les événemens qui se déroulent devant nous.

Les radicaux l’ont bien senti. Si la parole du pape produisait tous ses fruits, d’ici à peu d’années le langage des évêques refléterait sa pensée et, peu à peu, de toutes les chaires chrétiennes descendraient, avec les conseils de morale évangélique, ces principes supérieurs qui peuvent seuls rétablir la paix entre les hommes, cet ensemble de devoirs qui stimulent les riches et apaisent les pauvres.

Apaiser les pauvres, c’est la ruine du parti radical. Observez sa discipline, il ne perd pas une occasion de protester contre tout ce qui peut rétablir la paix. Il n’y a pas de moyen plus assuré d’augmenter la stabilité des ouvriers d’une usine et d’établir l’harmonie entre ouvriers et patrons, que d’organiser ces institutions admirables créées dans notre vieille province d’Alsace, et multipliées depuis quinze ans par les chefs d’industrie français. Écoutez les meneurs, les politiciens, les candidats et les députés ouvriers : ce sont les organes autorisés du parti, ils n’ont pas assez d’imprécations contre les économats, les caisses de secours, les logemens à bon marché. Ne vous étonnez pas des critiques[1]. Plus l’arme

  1. Allez au Creusot, à Anzin, à Saint-Gobain, à Montceau-les-Mines, et partout vous verrez le même phénomène, le même apaisement dû aux mêmes causes. Le jury de l’Exposition universelle d’économie sociale a entendu plus de cent chefs d’industries, il ne s’est pas borné à recueillir des assertions, il a contrôlé des chiffres. Partout où la moyenne de stabilité des ouvriers est de deux à cinq ans, la population ouvrière est troublée : elle est la proie des grévistes ; à sept ou huit ans, elle s’améliore ; à dix ans, elle devient bonne. Si la moyenne de séjour des ouvriers dans une usine atteint douze ans, la population est en paix. Or dans les établissemens dotés d’institutions patronales, nous avons relevé des moyennes de dix-huit et vingt ans. Cet ensemble de faits attestés par l’enquête faite à l’Exposition de 1889 ne laisse plus un doute sur la vérité des lois dégagées par Le Play et constatées dans la pratique par les beaux travaux de la Société d’économie sociale.