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être des dossiers, et beaucoup de lettres qu’elle reconnaissait à leur physionomie pour venir de cliens. Ainsi se perpétuait, par contrebande, le commerce de prose et de vers que l’étudiant en droit avait lié, à l’Université, avec d’autres écervelés de son espèce.

Arrivaient les écervelés en personne, sur une invitation inconsidérée de leur ancien camarade. On voyait débarquer tout à coup des jeunes gens vêtus de costumes esthétiques qui ameutaient sur leurs talons les gamins de Francfort. Ils s’installaient à manger et à coucher, et payaient leur écot en théories à faire dresser les cheveux sur la tête. Ou bien c’étaient de jeunes seigneurs étonnamment débraillés, qui fraternisaient avec le peuple en l’honneur de Rousseau et prêchaient l’état de nature en se baignant tout nus dans les pièces d’eau, à la face des promeneurs effarés. Ou encore, des individus bizarres, précieux pour un futur romancier, mais un peu inquiétans dans une maison à argenterie ; par exemple, un harpiste ambulant que Goethe avait ramassé en voyage, et que sa mère se hâta de faire disparaître en lui louant une chambre en ville. Les vagabonds exceptés, elle recevait tout ce qu’il plaisait à son fils d’amener, et il y fallait des prodiges de diplomatie, à cause des bienséances et, encore plus, de la dépense. M. Goethe trouvait fort mauvais que cette bohème vînt boire son bon vin et le ruiner en frais de table.

Le bonhomme était intraitable sur le chapitre de l’argent. L’économie était une vertu bourgeoise, et il n’entendait pas la laisser péricliter dans sa maison. Son fils eut réellement beaucoup à pâtir de l’avarice paternelle. En 1773, il avait publié à ses frais Gœtz von Berlichingen, son œuvre de début. L’effet lut immense. De toute la terre germanique, une joyeuse clameur salua le premier né du romantisme, et le nom de Goethe devint célèbre du jour au lendemain. Il n’y en avait pas moins une note à payer, les livres les plus populaires rapportant fort peu dans ces temps de contrefaçons. Le vieux conseiller refusa net de donner un sol, et mit ainsi le jeune triomphateur dans un cruel embarras. On lit dans une de ses lettres : a — Tandis qu’un si grand public s’occupe de Berlichingen, je suis réduit à emprunter pour payer le papier. »

M. Goethe avait peut-être eu d’autres raisons encore que l’avarice. La gloire soudaine de son fils, à laquelle il fut très sensible, Gottsched, son oracle littéraire, l’aurait trouvée mal acquise. Le Mercure allemand avait dit de la nouvelle pièce : — « Les trois unités y sont outrageusement violées ; ce n’est ni une tragédie, ni une comédie ; et c’est néanmoins la plus belle, la plus captivante