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sacrement des âmes. » Elle n’ose pas, dans son ingénuité, y songer encore, car elle n’a que vingt ans : « L’amour, écrit-elle, est une chose auguste que l’on n’ose pas toucher de si grand matin. » Elle ne le connaît encore que par les livres, par les poètes surtout. Mais d’avance elle frémit, elle frissonne à son approche. Elle le sent plus « terrible » qu’on ne veut dire, et plus saint. Surtout, elle le veut décisif et définitif : le don de toute une vie. Du jour où elle aimera, elle sent bien que tout sera changé pour elle : auprès de l’homme qui la prendra, elle ne veut plus être qu’un « ver de terre » et elle s’écriera tout comme la petite servante Paméla, dans Richardson : « Sa nature est divine. » Toute la journée, elle se redit les derniers mots de son père mourant et le conseil, si étrange en apparence, qu’il lui donnait en la quittant pour toujours : « Aime, aime, mon enfant, aime ! » — « Ici, dit-elle, il finit de souffrir. — Aime, mon enfant ! — Avant que j’eusse répondu, il était parti, et je n’avais plus personne à aimer dans le monde ! »

Maintenant, le mot suprême résonne toujours en elle. Mais comment le suivre, ce dangereux conseil, et pourquoi ? Pourquoi ne pas rester seule, dans sa fierté, dans sa chasteté ? Comment satisfaire à la fois ce triple besoin de sa nature, l’amour, l’action et l’art, — l’implacable trinité qui préside à sa vie ? Puis, quel est l’homme qu’elle aimera, j’entends qui l’aimera comme elle veut être aimée, sans abdiquer entre ses mains ce qu’il y a de noble en elle, sans cesser d’être un grand poète et une intelligence ?


II

Ici se pose le délicat problème qui est le centre du poème d’Aurora Leigh.

De l’amour et de l’art, de l’art et de l’action, qui doit l’emporter, qui doit céder en nous ? Et, s’il y a entre ces élémens une conciliation possible, où la trouver ? Qui dit l’art, dit-il un luxe de la vie, ou parle-t-il d’une des forces essentielles de toute société humaine, du moins dans nos temps modernes, où le luxe est devenu nécessité ? Qui dit l’amour, dit-il un sentiment délicieux ou cruel, mais toujours passager, ou désigne-t-il l’un des élémens constitutifs de notre être, sans lequel nous ne pouvons ni durer ni nous développer ? Qui dit l’action enfin, dit-il un délassement du repos, ou parle-t-il, avec Voltaire, du « but même de la vie ? » Sommes-nous faits pour aimer ou pour agir, pour agir ou pour rêver ? De l’amant ou du poète, du poète ou de l’homme d’action, — entendez ici du réformateur de la société (c’est la forme que l’action a surtout prise aux yeux d’Elisabeth Browning), quel est le plus digne du nom d’homme ? Qu’y a-t-il de plus souhaitable en ce