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sur le choix desquels les auteurs du projet ne se sont pas encore expliqués.

À 35 mètres même, l’emploi de l’air comprimé paraît une opération singulièrement risquée, et il a fallu la grande et légitime réputation dont jouit dans l’industrie l’auteur du projet pour en faire admettre la possibilité. Le séjour dans l’air comprimé expose, en effet, les ouvriers à des accidens nombreux, anémie, congestion, paralysie, dont l’intensité croît rapidement avec la pression, laquelle est d’une atmosphère par 10 mètres d’enfoncement. À 35 mètres, le corps humain est donc soumis à une pression trois fois et demie plus grande que celle pour laquelle il est fait. Aussi, en supporte-t-il mal les effets. L’étude physiologique et pathologique des phénomènes qui se produisent alors, la discussion de leurs causes, la recherche des atténuations possibles, ont été faites presque au début de l’emploi de l’air comprimé par un savant médecin, le docteur Foley, à la fois observateur et philosophe, dont tous ceux qui en 1863 ont travaillé à la fondation de piles du pont d’Argenteuil ont conservé un reconnaissant souvenir. Quelques sujets exceptionnels, entourés de soins tout particuliers, pourront peut-être travailler aux grandes profondeurs qu’exigeront les grandes piles du pont de la Manche. Mais ce n’est pas très sûr. Déjà, au pont du Forth, où les fondations exigèrent la descente des caissons jusqu’à 24 mètres de profondeur, les accidens furent nombreux ; et plus d’un ne s’en est tiré qu’au prix d’une douloureuse et précoce invalidité. Après tout, on en sera quitte pour recourir plus tôt aux procédés spéciaux réservés aux profondeurs d’entre 35 et 50 mètres.

Il sera peut-être plus délicat d’amener et de mettre en place l’énorme caisson qui contiendra une maçonnerie pesant moyennement 120 millions de kilogrammes. Sans doute, les grandes formes de radoub de Missiessy, à Toulon, ont été construites, elles aussi, dans de vastes caissons métalliques, tenus à flot pendant plusieurs mois, et ensuite amenés en place avec une précision mathématique. Mais dans l’enceinte de Missiessy, on travaillait en eau calme : dans le Pas-de-Calais, au contraire, le plus beau temps du monde ne va jamais sans quelque houle, la marée y détermine des courans d’une intensité de 7 à 9 kilomètres à l’heure, et qui se succèdent brusquement, presque sans interruption ; la brise, enfin, y est fréquente et aisément devient du gros temps. L’opération sera souvent entravée, souvent ajournée, et, quand elle sera possible, il faudra, pour y réussir, beaucoup d’habileté, d’esprit d’à-propos, et de puissans moyens d’action, sans parler d’un peu de bonheur.

Ces piles seront au nombre de 92. Elles auront, à la hauteur du plan d’eau, 20 mètres de large à peu près et 45 mètres de long.