Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et l’opinion publique, étonnée autant qu’attristée, se trouvait en présence d’un abîme de misères dont elle ne soupçonnait pas l’existence et dont elle ne démêlait pas la cause.

Chacun avait en effet son explication. Les uns y voyaient les résultats de la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, les ouvriers allemands ou russes, qui arrivent en grand nombre à Londres, acceptant à n’importe quel prix un travail qui n’exige ni connaissance préalable ni habileté de main. D’aucuns y voulurent mêler la question sémite, et, ayant rencontré, dans l’enquête, des ateliers tenus par des patrons juifs et où l’on n’employait que des juifs ou des juives travaillant à très bas prix, ils crurent y découvrir une vaste conspiration des enfans de Sem pour ruiner par la concurrence les enfans de Japhet. Mais la majorité de ces enquêteurs volontaires attribua la condition misérable d’un trop grand nombre d’ouvriers et surtout d’ouvrières, à Londres, à l’abus du système des sous-contrats ; les grands entrepreneurs, principalement dans l’industrie des vêtemens à bon marché, faisant leur commande à des sous-traitans qui eux-mêmes les répartissaient entre d’autres petits entrepreneurs qui les répartissaient encore entre des petits patrons. Chaque intermédiaire gagnait sur le marché de telle sorte que l’ouvrier et l’ouvrière payaient au prix d’un travail excessif et insuffisamment rémunéré, au prix de leurs sueurs, le bénéfice des intermédiaires. De là l’expression de sweating system, système qui fait suer. Le mot fit fortune par ce qu’il avait à la fois d’expressif et de douloureux, et pendant de longs mois les colonnes des journaux anglais furent remplies d’articles, de discussions passionnées sur le sweating system, ses causes et ses remèdes.

De la presse l’agitation gagna les milieux parlementaires, et la chambre des lords, voulant peut-être donner ce gage de sa sollicitude pour les intérêts populaires, nomma une commission d’enquête, grand remède comme chacun sait. Cette commission, dont faisaient partie l’archevêque de Canterbury, lord Roseberry et d’autres personnages considérables, a siégé pendant de longs mois. Elle a tenu soixante et onze séances, interrogé deux cent quatre-vingt-onze témoins, ouvriers, médecins, membres du clergé ou des sociétés charitables. Elle a étendu son enquête à toutes les professions où les abus du sweating system lui avaient été signalés : fabrication des vêtemens à bon marché, cordonnerie, chemiserie, ébénisterie, sellerie, coutellerie, serrurerie, etc., et à la plupart des villes où ces industries sont pratiquées, Londres, Sheffield, Glascow, Manchester, etc. Les procès-verbaux de cette vaste enquête réunis forment quatre volumes d’environ mille pages chacun. Je