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renvoyées de l’atelier avant que fût terminée la douzaine de chemises ou la paire de culottes qu’il fallait livrer le lendemain, sous peine de ne pas recevoir de nouvelles commandes. Les impérieuses nécessités du combat pour la vie étaient plus fortes que toutes les prescriptions de la loi. D’ailleurs, l’enquête a démontré que c’étaient les ouvrières travaillant chez elles (home workers) qui accomplissaient ces tristes prodiges de dix-sept ou dix-huit heures passées d’arrache-pied à tirer l’aiguille, faisant ainsi concurrence aux ouvrières employées dans les ateliers. Aussi quelques déposans n’ont-ils pas hésité à demander que le travail à domicile fût interdit par la loi, comme d’autres avaient demandé l’interdiction des ateliers. La manufacture obligatoire : telle était la conclusion à laquelle quelques esprits se laissaient entraîner par la logique de la réglementation.

Mais de toutes les constatations de l’enquête, les plus douloureuses étaient celles relatives au taux des salaires. Si encore ce travail écrasant, accompli dans des conditions aussi pénibles, assurait à ces malheureux un gain suffisant pour se procurer une nourriture convenable et des vêtemens décens. Mais il n’en était rien. Starvation wages. Des gages avec lesquels on meurt de faim. Telle est l’expression énergique et malheureusement trop justifiée dont se servent les commissaires enquêteurs pour traduire l’infime rémunération qui est le prix d’un travail aussi excessif. Je ne parlerai ici que des salaires des femmes. Dans la confection des vêtemens à bon marché, une femme, en travaillant quinze heures, peut finir quatre vestes par jour ; chaque veste lui est payée 0 fr. 50, ce qui fait un total de 2 francs, mais elle doit se fournir elle-même de fil et souvent payer la location de sa machine à coudre. Dans l’industrie de la chemiserie, qui emploie presque exclusivement des femmes, et où elles sont payées à la douzaine, elles peuvent gagner environ 1 fr. 50 par jour en travaillant de sept à huit heures du matin à onze heures du soir. Mais de leur gain de la semaine il leur faut déduire l’achat du fil et la location de la machine, c’est-à-dire environ 4 francs. Même prix dans l’industrie des manteaux et dans celle de la fourrure. Dans l’industrie de la fabrication des chaînes et des anneaux en fer, les salaires sont plus bas encore. Pour un travail très rude, très fatigant, qui ne s’exercerait même pas toujours dans des conditions de décence absolue, les femmes gagneraient de 6 à 8 francs par semaine, c’est-à-dire quelquefois un peu plus, quelquefois un peu moins de 1 franc par jour ! A la vérité, cette industrie n’emploie qu’un assez petit nombre de femmes. Mais les autres ne vivent pas dans des conditions beaucoup plus heureuses. C’est pitié de