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un peu partout, sauf en Angleterre où le nouveau parlement vient de se réunir. Sur le continent, souverains et ministres sont en voyage, ou dispersés ou occupés de leurs affaires. L’empereur Alexandre III a le souci des fléaux qui éprouvent son empire. Le roi Humbert chasse, dit-on, en attendant cette visite à Gênes qui a été si souvent commentée. En Belgique, la révision est en réserve dans une commission, et ne reparaîtra que dans quelques mois. Il n’y a peut-être aujourd’hui que Berlin, où, même en l’absence de l’empereur, la politique semble avoir ses mystères.

Que se passe-t-il réellement en Allemagne ? On pourrait croire que sous des apparences pompeuses, dans l’intimité de ce régime impérial comme dans le vieux royaume de Danemark, il y a du trouble, de l’incohérence. Certainement, ce grand revenant de Friedrichsruhe, M. de Bismarck, avec ses promenades à travers l’Allemagne, ses discours et son goût pour les ovations, est un personnage gênant pour le monde officiel de Berlin, pour les conseillers de l’empereur, et peut-être pour le souverain lui-même. On a cru, il est vrai, l’accabler ou l’intimider par la publication récente du rescrit impérial qui avait suivi sa disgrâce il y a si peu d’années encore ; on a eu l’air de lui renouveler durement son congé et de lui signifier qu’il n’avait plus rien à attendre, qu’il n’était plus de ce monde. M. de Bismarck, sans s’émouvoir de l’avertissement, a continué ses voyages à travers toute sorte de manifestations, de réceptions et de fêtes retentissantes. Après Dresde, après Vienne, il est allé à Munich, à Kissingen, à Iéna ; ces jours derniers encore, à son passage à Berlin, à la gare, il a retrouvé des ovations bruyantes, et partout il se laisse aller à son éloquence devenue un peu bavarde. A Iéna notamment, il a prononcé un nouveau discours, un de ces discours familiers et humoristiques où il ne ménage personne, ni son successeur à la chancellerie, ni l’empereur lui-même, où il parle de tout, de son « vieux maître » Guillaume Ier, de la guerre de l’empire allemand, des fautes de la politique allemande depuis sa chute. Et ce qu’il ne dit pas dans ses discours, il le dit dans ses conversations, où l’on sent à la fois l’amertume de la disgrâce et le dédain pour ceux qui gâtent son œuvre. Lui qui était si dur autrefois pour les indiscrets, il ne se fait faute d’indiscrétions et d’intempérances. Lui qui n’avait pas assez de mépris et de sarcasmes pour les parlemens, il invoque la puissance parlementaire contre l’omnipotence flottante et indécise de son jeune maître. Bref, il répond aux menaces qu’on lui adresse par des défis, en homme qui se répète à lui-même : On n’oserait !

Le duel continue, et c’est justement ici que tout se complique. Osera-t-on effectivement ? Ira-t-on jusqu’à mettre en cause le vieux censeur morose qui promène ses ressentimens et ses sarcasmes à travers l’Allemagne ? laissera-t-on au contraire l’ancien chancelier poursuivre