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faiblement développée. Les nomades des environs[1] (Kirghizes et Karakalpaks) errent dans la steppe avec leurs troupeaux. La population sédentaire se compose surtout d’Uzbegs-Arals, peuplant les villages situés le long de Tharik. Les Koungradiens ont construit une digue pour se garantir contre les eaux du fleuve. Elle s’élève au sud de la ville, Koungrad étant le point le plus septentrional du voyage, il restait maintenant à parcourir les oasis khiviennes et à atteindre Tchardjoui, station du chemin de fer.

À cheval donc ! De Koungrad à Khodjeili, on compte 12 taches (96 verstes). La route remonte le cours de l’Amou. Pauvre fleuve ! ce n’est plus qu’un ruisseau, lui qui, à Nokouze, où je l’avais quitté, roulait majestueusement un grand volume d’eau. Il s’est appauvri successivement par les nombreux bras qu’il envoie dans le delta, et son cours s’est rétréci. Il coule ici entre des rives basses et dénudées dans un pays inculte. La steppe de roseaux, comme dans le delta, s’étend de tous côtés, limitée seulement à l’est par les collines de l’Oust-Ourt se profilant sur l’horizon ; ici les tentes de nomades avec de grands troupeaux broutant les roseaux, là ce sont quelques champs cultivés entourés de haies vives ; le pays est triste, inculte. Pas un arbre, rien pour fixer les regards. On couche le soir dans une cahute en terre, élevée pour abriter les voyageurs. C’est sale et plein de moustiques.

On repart au matin, et de nouveau la steppe à parcourir. Cette fois, la halte de midi se fait dans une tente chez des Kirghizes. Mon guide semble consterné !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Il n’y a pas de tchilim[2] ni de tabac, dit-il.

— Tu fumeras ce soir, répondis-je.

Et le voilà qui s’assied tout rêveur à la porte de la tente, scrutant des yeux l’horizon. Tout à coup il se lève, saute à cheval : il avait vu des cavaliers et était allé prendre du tabac. Il revient tout joyeux, et le voilà, avec un couteau, qui creuse le sol devant la porte de la tente.

— Que fais-tu ? Lui dis-je.

— J’ai du tabac, je fais une pipe.

En effet, il faisait une pipe dans la terre : il mit dans le sol horizontalement

  1. Une nombreuse population de Kirghizes et de Karakalpaks vivait jadis sur les rives du Taldik, aujourd’hui inhabitées et couvertes de roseaux. Cet harik, qui sert aujourd’hui de frontière russo-khivienne, était, en 1848, le bras le plus important de l’Amou et permettait d’entrer dans le fleuve.
  2. On nomme tchilim la pipe indigène. Elle se compose d’une gourde contenant de l’eau, c’est une sorte de tchibouk turc ; on aspire la fumée par un roseau au lieu du tuyau communément usité à Stamboul. Les indigènes ne connaissent point cigares ni cigarettes.