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la population dut d’en être enfin débarrassée. Le musée de Marseille renferme un tableau qui le représente à cheval, guidant les galériens et les encourageant dans leur lugubre besogne, dont il partageait les dangers.

Les médecins furent à la hauteur de leur tâche. Si quelques-uns d’entre eux désertèrent leur poste, les confrères qui vinrent volontairement s’enfermer dans cette ville abandonnée, ceux-là furent au-dessus de tout éloge. Le chancelier de l’université de Montpellier, de Chycoineau, Verny, Deidier, arrivèrent au commencement d’août et restèrent à Marseille jusqu’à la fin. « Comme Belzunce, comme les échevins et le marquis de Pille, ils approchaient des malades avec calme et sang-froid ; ils s’asseyaient sur leurs lits, pansaient leurs plaies, sans répugnance et sans précaution et comme s’ils avaient été invulnérables[1]. »

Ce drame dura six mois[2] et au bout de ce temps la ville avait perdu cinquante mille de ses habitans. Tous les gardes de police, tous les capitaines, sauf un, tous les sergens du guet ou de patrouille étalent morts et, lorsqu’à la fin de l’épidémie ceux des échevins qui avaient survécu se réunirent à l’hôtel de ville, ils s’y trouvèrent seuls, sans un gardien, sans un serviteur pour exécuter leurs ordres.

En sacrifiant Marseille, le parlement d’Aix ne sauva pas la Provence, dont toutes les grandes villes, et notamment Toulon, furent ravagées par le fléau. Cette expérience aurait dû être la dernière, mais il n’en fut rien ; la séquestration et les cordons sanitaires continuèrent à être en usage et, en 1815, lors de la peste de Noja dont j’ai déjà parlé, on commit exactement les mêmes fautes. Le chef de la commission sanitaire, Moréa, fit creuser autour de la ville deux fossés de six pieds de large, le premier à trente pas des habitations, le second à soixante, et douze cents soldats vinrent s’établir en dehors de ce dernier cercle. Ils faisaient feu sur tous ceux qui voulaient le franchir, soit pour sortir de la ville, soit pour y entrer. Trois personnes furent fusillées de cette façon, et personne ne chercha plus à forcer la consigne. La mortalité fut considérable ; le dernier décès fut suivi d’une triple quarantaine, à la fin de laquelle on procéda à la désinfection de la ville, en brûlant quatre-vingt-douze pauvres maisons et en tirant cent cinquante coups de canon[3].

  1. Pichatti de Croissante (Journal abrégé de ce qui s’est passé à Marseille), loc. cit., p. 100.
  2. Le navire du capitaine Chataud, qui importa la peste à Marseille, y arriva le 25 mai 1720, et ce ne fut qu’au mois d’octobre que l’épidémie cessa complètement, summum de son activité coïncida avec la chaleur de l’été.
  3. Morea, Storia della peste di Noja ; Napoli, 1817.