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Si je me suis appesanti si longtemps sur ces détails lugubres, ce n’est assurément pas pour le plaisir stérile d’émouvoir ceux qui veulent bien me lire, c’est dans une intention plus élevée. Les populations sont oublieuses de leur passé, et cela les rend souvent injustes. Il est bon de leur remettre sous les yeux les épreuves subies par les générations qui les ont précédées, ne fût-ce que pour leur faire prendre en patience les fléaux qu’elles ont encore à supporter aujourd’hui, et pour les rendre reconnaissantes envers ceux qui leur ont fait la vie plus douce et plus sûre.

Un intérêt d’un autre genre s’attache encore à cette lamentable histoire. Elle a servi d’enseignement, en démontrant le danger des mesures violentes, auxquelles conduisent l’épouvante et la terreur. Elles renforcent les épidémies dans leurs foyers sans les empêcher d’en sortir. Les cordons sanitaires ont toujours été franchis ou tournés par les fléaux qu’ils étaient destinés à arrêter au passage ; souvent même ils leur ont servi d’alimens. Ce moyen d’isolement peut réussir dans les pays presque déserts comme les steppes de la Russie, où les communications sont rares et la surveillance facile ; mais ils sont radicalement impuissans dans les contrées à population dense comme celles de l’Europe occidentale, lorsque les maladies épidémiques y ont pénétré.

Les mesures de préservation prises contre les provenances maritimes n’ont pas été aussi impuissantes que les quarantaines de terre. Les lazarets de Marseille et de Toulon ont souvent empêché la peste de se répandre en Europe et l’ont plus d’une fois étouffée dans leurs murs. Ces deux grands établissemens se partageaient autrefois la juridiction sanitaire de tout notre littoral méditerranéen. Celui de Toulon, où les navires de l’État purgeaient leurs quarantaines, exerçait son autorité, depuis le Brusc jusqu’au Var ; celui de Marseille, réservé aux galères et aux bâtimens du commerce, rayonnait sur le reste de la côte jusqu’aux frontières d’Espagne. Les navires venant des Échelles du Levant ou des côtes de Barbarie ne pouvaient aborder que dans ces deux ports et, lorsqu’ils se présentaient sur un autre point du littoral, ils étaient repoussés à coups de canon.

Des règlemens précis, basés sur une expérience séculaire, étaient rigoureusement appliqués dans ces grands établissemens. Ils avaient servi de modèles à ceux des puissances étrangères et la peste de 1720 vint encore accroître leur importance. Le fléau levantin s’était quelque peu laissé oublier, pendant le siècle précédent ; la fureur avec laquelle il se déchaîna sur la Provence, dans cette année néfaste, rappela sur lui l’attention et fit redoubler de rigueur dans l’application des mesures sanitaires. Le lazaret de Marseille acquit, à partir de ce moment, une prépondérance qu’il a conservée pendant