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La pièce qu’on représente devant elle l’intéresse et l’amuse beaucoup. Il est agréable pour les petites gens de découvrir tout ce qu’il y a de petitesses cachées dans les plus grands personnages, combien leurs intérêts leur sont chers, combien ils sont peu maîtres de leurs passions. Supprimez l’éclat des titres, la grandeur des intérêts en jeu, oubliez que l’un de ces hommes est le premier politique de son temps, que l’autre gouverne un royaume et un empire, et leur querelle vous paraîtra une aventure très humaine et très bourgeoise. Un habile ouvrier avait fait la fortune de son patron en lui révélant certains secrets de fabrication. Fier de son génie inventif, il s’était rendu insupportable par son caractère difficile, par ses prétentions et ses exigences toujours croissantes. Son ombrageux patron, qu’il traitait d’égal à égal, le mit à la porte. Il jura de discréditer l’ingrat et sa fabrique ; il allait partout répétant que, depuis qu’il n’était plus là, la maison était une baraque, et comme il parlait avec autorité, on finit par l’en croire.

Kepler, pour qui l’astrologie n’était pas seulement un métier lucratif, mais qui croyait sérieusement à l’action des astres sur nos penchans et nos destinées, avait tiré l’horoscope de Wallenstein. Cet horoscope portait qu’étant ne le 14 septembre 1583 à quatre heures de l’après-midi, sous la conjonction de Saturne et de Jupiter, ce jeune seigneur bohémien devait avoir un tempérament mélancolique et bilieux ; que son esprit serait toujours inquiet, qu’à une ambition démesurée il joindrait le mépris des lois humaines et divines, et qu’il n’aurait pas le cœur tendre, mais que, dans son âge mûr, l’influence heureuse de Jupiter convertirait quelques-uns de ces défauts en vertus, qu’avide d’honneurs et de puissance, son éternelle inquiétude le pousserait à faire de grandes choses par des moyens nouveaux, qu’il aurait raison de ses envieux et laisserait un grand nom. Je ne sais sous quelle conjonction d’astres a pu naître le prince de Bismarck. Il s’est tiré à sa gloire, lui aussi, des plus périlleuses entreprises, il a porté sans fléchir des responsabilités qui auraient écrasé le plus vaillant de ses contemporains ; mais, en tout temps, il y eut quelque chose de saturnien dans sa conduite envers ses ennemis, comme dans certains procédés de sa diplomatie qui auraient répugné à un esprit plus généreux. Ainsi que Wallenstein, il est un de ces grands hommes qui se sont trop aimés eux-mêmes, et quoi qu’en puissent dire les astrologues, il me paraît certain que Jupiter et Saturne, la planète qui dilate les âmes et celle qui les resserre ou les durcit, se sont partagé le gouvernement de sa vie.


G. VALBERT.