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Ajoutons que, par cela même qu’il est le moins « spirituel » de tous, l’odorat est le sens dont les impressions s’échangent le plus aisément avec celles des autres. Disons mieux encore : il les sollicite ou il les provoque ; et tandis que les couleurs ou les formes limitent, pour ainsi parler, la liberté du rêve, en en dessinant les contours avec quelque précision, les odeurs au contraire l’émancipent, la favorisent, et l’exaltent. C’est ce que Baudelaire a mieux su que personne, et c’est ce qu’il a si bien exprimé dans le sonnet célèbre intitulé Correspondances :


Comme de longs échos, qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Lisez encore la Vie antérieure, Parfum exotique, ou les vers adressés à une Malabaraise. Quelque évident, et facile à imiter qu’il soit, le procédé est cependant légitime. Pas d’impression qui ne puisse, de sa langue originelle, se transposer en une autre, et le tout est d’en trouver l’exacte équivalence.


Il est des parfums frais comme des chairs d’enfans,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres corrompus, riches et triomphans,

Ayant l’expansion des choses infinies
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens.
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.


Il y a bien dans ces vers quelque chose de légèrement ridicule, mais aussi de profondément sensuel, et en tout cas d’assez original. Le symbolisme contemporain nous est venu de là. D’autres élémens, sans doute, s’y sont joints, dont l’origine est plus intellectuelle, et, depuis Baudelaire, l’art s’est encore compliqué d’intentions ou de prétentions nouvelles. Mais c’est bien là le point de départ, et les Fleurs du mal, à défaut d’autre mérite ou d’autre intérêt littéraire, auraient celui de l’avoir indiqué »


La nature est un temple où de vivans piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles,
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.


Veut-on achever de s’en convaincre ? et veut-on, comme qui dirait, avec une preuve « expérimentale » de l’influence de Baudelaire, une explication aussi du prestige qu’il continue d’exercer ? Que l’on prenne donc la pièce intitulée les Phares, et du premier vers de chacune des stances, que l’on retranche le premier mot : il semblera que ce soit le désordre, l’incohérence, ou la folie mêmes.