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bronze ! Quel mal cela fait-il ? Du haut d’une fontaine, sur la place publique du chef-lieu de son arrondissement, si cet ancien ministre ne présidait pas aux commérages des ménagères, en seraient-elles par hasard moins bavardes, ou l’eau de la fontaine plus limpide ? Mais du fond d’un massif de verdure, si ce bohème de lettres ne mêlait pas sa face de marbre aux entretiens du militaire avec la nourrice, la verdure en serait-elle plus fraîche ou la nourrice moins tendre ? Puisque rien ne change rien à rien, qu’on laisse donc aller les choses.


Le vrai feu d’artifice est d’être magnanime…


Pareillement, la vraie statue est d’avoir inscrit son nom avec son œuvre dans l’histoire de la littérature ou de l’art. La cérémonie banale de l’inauguration d’un buste, qui n’enlèvera pas sans doute un lecteur aux Fleurs du mal, ne leur en attirera pas non plus qui n’en fissent depuis longtemps leurs délices. Après comme avant la statue, Baudelaire sera tout ce qu’il était. Ou plutôt, avec le goût que les hommes, en général, ont pour la contradiction, qui répondra que ce n’est pas nous, en l’attaquant, dont la maladresse lui suscitera des sympathies inattendues ? On voudra voir ; on le trouvera moins « noir » que nous ne le représentons ; et si trente-cinq années écoulées sont peut-être un long espace de temps, tout ce que nous aurons ainsi fait, ce sera d’avoir comme ranimé une popularité qui commençait à s’user.

Nous, cependant, à notre tour, ce qui nous paraîtrait presque plus prudhommesque encore que de protester contre la statue de Baudedelaire, ce serait de répondre à ce bel argument. Car, s’il a quelque valeur, on prouverait tout aussi bien que rien ne sert à rien,


Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse,


et qu’importe même la liqueur ? Aussi, pour ne pas trop étendre et dénaturer la question, suffira-t-il de faire observer qu’une statue qu’on élève est toujours, dans l’intention de ceux qui l’élèvent, un hommage et un exemple. C’est une opinion qu’on affirme ; c’est une conviction qu’on étale; c’est quelquefois une victoire qu’on proclame ; c’est toujours un modèle qu’on propose. Homme politique ou soldat, poète ou philosophe, on souscrit, si je puis ainsi dire, à l’idée qu’un homme a représentée dans l’histoire. Celui-ci, c’est la « tolérance » et celui-là, c’est le « patriotisme. » Quelques reproches que l’on puisse d’ailleurs adresser à leur mémoire, ou quelque illusion que l’on se fasse trop souvent sur eux, on reconnaît et on déclare qu’en somme, et tout considéré, ils ont, comme on disait jadis, bien mérité de leur patrie ou de l’humanité. Si l’on ne le croyait pas, on soulèverait contre soi l’opinion. Mais qui ne voit qu’en même temps on conseille de les imiter ? que, du haut de leur piédestal, ils invitent l’enfance ou la jeunesse