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les plus distingués, les plus influens, venaient de passer vingt ans loin des affaires. De là ces plans audacieux que chaque jour voyait éclore. Un des plus originaux fut sans doute la contre-proposition présentée par le marquis de Chasseloup-Laubat.

Cependant M. de Chasseloup-Laubat ne sortait pas précisément de la retraite. Ancien ministre de l’empire, il avait parcouru durant quarante années la carrière des grands emplois publics et appartenu très longtemps au conseil d’État. Il l’avait même présidé un peu avant 1870. On se rappelle qu’il fut le rapporteur de la loi organique de 1845. C’est le propre des hommes qui ont vieilli dans une institution d’être si fort attachés à sa forme traditionnelle qu’ils ne la peuvent concevoir autrement. Et néanmoins M. de Chasseloup-Laubat imagina le système le plus singulier dont j’aie à rendre compte au cours de cette étude. — Son amendement tendait à instituer, sous le nom de conseil d’État, une sorte de seconde chambre. Elle devait être composée, en premier lieu, de 172 membres élus pour huit années par les conseils-généraux, à raison de deux élus par département, le ressort de chaque cour d’appel formant un seul et même collège électoral. Ces 172 membres en auraient à leur tour choisi 28 et le gouvernement 14 soit 42 conseillers qui auraient eu, à l’exclusion de leurs 172 collègues, les attributions administratives et contentieuses. Ce vaste conseil d’État était obligatoirement saisi de tous les projets de loi du gouvernement avant qu’ils fussent présentés à l’assemblée nationale. Si l’assemblée y apportait des changemens, la loi en préparation devait retourner devant le conseil, qui délibérait cette fois en séance publique, mais sans aucun pouvoir propre de décision.

M. de Chasseloup-Laubat, dans cette occasion, légiférait pour une république de Salente. Son fantastique projet n’en répondait pas moins d’une façon assez directe à une double préoccupation de l’assemblée. Il respectait sa souveraineté législative dont elle se montrait si jalouse, et il avait l’air de résoudre la question d’une seconde chambre, tout en réservant la forme du gouvernement. La commission parlementaire n’admit pas cette bizarre combinaison. Elle n’adopta pas davantage les considérations présentées par un autre de ses membres, M. le duc de Broglie, qui, reprenant avec une double autorité la thèse que son père avait jadis soutenue, s’attaquait aux bases de la juridiction administrative, et invoquait l’exemple de la Belgique. Or, en Belgique, il n’y a point, à proprement parler, de juridiction administrative : les tribunaux civils sont les juges ordinaires du contentieux de l’administration. Et la règle est qu’ils ne statuent que sur le litige en lui-même, non sur l’acte administratif que le litige met en cause. Cet acte échappe à leur censure ; ils n’en peuvent prononcer l’annulation. Là est l’insuffisance,