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moyens de l’éluder, et, quand ces moyens-là auront été éventés, on en trouvera mille autres. Un chef d’usine libéral permet à ses ouvriers de quitter l’atelier pour aller voter, et leur paie ces heures-là comme des heures de travail. Un patron tory s’avise que l’air de la fabrique est malsain et qu’il fait bien meilleur aux champs : c’est pourquoi il envoie tous ses employés avec leurs familles s’ébattre dans quelque parc lointain, et il choisit pour cette excursion le jour du vote. Peu à peu tout le monde se jette dans la mêlée, même ceux que la loi empêche d’y prendre part. Les collégiens arborent les couleurs des deux partis et, entre deux parties de cricket, échangent des coups de poing en l’honneur de Gladstone et de Salisbury. Les pairs usent sournoisement de leur influence. On va déranger le vieux Tennyson dans sa solitude d’Hazlemere, où il fume sa pipe au milieu des roses, et on lui demande son avis. Il répond par une seule ligne : « Cher monsieur, j’adore Gladstone et je déteste sa politique irlandaise. Cordialement à vous, Tennyson. » Pour n’être pas un vers, cette ligne n’en est pas moins une des meilleures du poète-lauréat.

Les femmes se prodiguent dans la bataille avec une fureur charmante. Ce n’est pas que leur cause, le Woman’s suffrage, ait joué un rôle brillant dans les élections. On ne s’est pas occupé de cette question à laquelle les vraies femmes sont souverainement indifférentes. Elles me paraissent plus curieuses d’exercer nos droits que les leurs. Cette fois lady Randolph Churchill a été très sage. Parmi les héroïnes politiques qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait parler d’elles, je citerai miss Béatrice Potts et Mrs Stanley. Miss Potts est l’auteur de certains pamphlets où la société est consciencieusement retournée de bout en bout. Elle vient d’épouser son coreligionnaire, M. Webb, qui est, je crois, le chef des Fabians. Jusqu’ici, cette demoiselle n’a « vécu que pour les masses. » Dorénavant, il faudra qu’elle vive un peu pour son mari et pour ses enfans, si elle consent à mettre au monde autre chose que des brochures. m’ Stanley est la femme de Stanley l’Africain. On sait que l’homme qui « a trouvé Livingstone » est né dans le pays de Galles, mais qu’il a, de bonne heure, changé de nom et de nationalité. Il lui plaît aujourd’hui de redevenir Anglais, et il lui plairait encore plus d’être membre du parlement. Pour lui faire place, on a brutalement congédié un honorable et utile officier qui représentait les conservateurs de North-Lambeth dans le dernier parlement ; mais les électeurs n’ont pas fait bon accueil à Stanley. Dans plusieurs meetings tumultueux, la plate-forme est devenue pour lui un pilori. On refusait de le prendre au sérieux. Au lieu de l’interroger sur les nègres du Soudan, on lui demandait son opinion sur les nègres artificiels qui courent les rues de Londres et qui font, l’été, l’ornement