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semble pas s’en souvenir. Le soir de son élection, il disait gaîment : « J’ai fait toutes mes courses à pied. J’ai perdu seize livres de mon poids, et j’ai gagné autant de centaines de voix de majorité. » John Burns a de la vertu et du sens. C’est un homme de bonne volonté. Il a fait, comme on dit, « sa marque » au county council : il la fera de même au parlement.

Il est nécessaire d’ajouter ici deux choses à l’honneur des députés ouvriers. La première, c’est qu’ils ne mêlent à leurs revendications aucune hostilité contre les cultes ; s’ils sont favorables à la séparation de l’Église et de l’État, c’est, chez eux, conviction individuelle et non pas affaire de parti. La seconde, c’est qu’ils combattent l’ivrognerie, le grand péril national, de toute leur énergie et ne séparent point de la réforme sociale la réforme morale de l’ouvrier. Keir Hardie ne boit que de l’eau, et John Burns est végétarien.

Encore deux élus sur lesquels il faut appeler l’attention. L’un est nouveau-venu, et l’autre un revenant.

Le premier s’appelle Dadabhai Naoroji (prononcez Nouredji). C’est un Indien ou, pour parler plus exactement, un Parsi. Il osait solliciter les suffrages d’une circonscription de Londres. « Le nègre, » c’est ainsi que l’avait baptisé lord Salisbury. Mais quiconque frappe avec les mots risque de périr par les mots : voilà lord Salisbury renversé et le nègre au parlement. Aussi bien, M. Naoroji n’est pas un nègre : il n’est que légèrement bronzé ; son angle facial ne laisse pas plus à désirer que celui de lord Salisbury ou de M. Balfour. Il a dans les veines le sang d’une des races les plus nobles et les plus fines de l’Orient. Personnellement il est, à ce qu’on m’assure, une valeur intellectuelle. Cependant, je conviens que son cas est bizarre. Élu par les radicaux de Finsbury, on l’appelle, moitié par plaisanterie, moitié sérieusement, the member for India, le député de l’Inde. Comment un Parsi peut-il représenter les besoins, les aspirations de l’Inde musulmane et de l’Inde brahmanique ? Cela est étrange, mais cela est. Cette nomination a causé un frisson de joie et d’espoir dans tout l’empire anglo-indien. En quelques jours, un million est arrivé à M. Naoroji, souscrit par les rajahs et les pandits, par les grands et les humbles. L’Inde reconnaissante fait don aux électeurs de Finsbury d’une splendide bibliothèque populaire. M. Naoroji sera à la chambre des communes le porte-voix du parti qui rêve confusément une sorte de home-rule indien, une double législature avec sa haute assemblée où siégeraient les petits-fils des vassaux du Grand Mogol. N’est-ce pas un signe des temps, ce député parsi qui entre à Westminster prêt à jurer, sur les livres sacrés de Zoroastre, sa fidélité à la reine, pendant que la démocratie