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qui pèsent sur les toitures inclinées jusqu’à terre, au Béage, à Sainte-Eulalie ; par les porches avancés, défense nécessaire de ces maisons contre l’amoncellement des neiges ; par les pieux qui jalonnent la route du Puy, pour aider à la retrouver dans les chasse-neiges : souvenir de la steppe russe aux horizons tout pareils. De grands troupeaux sont parqués dans ces herbages ; les bergers y roulent leurs cabanes, ils vivent de la vente du fait, de la récolte des violettes et des pensées sauvages qui émaillent les prairies, La foire des violettes se tient en juillet à Sainte-Eulalie ; les filles de la montagne y portent des panerées de fleurs ; les droguistes du midi viennent ici s’approvisionner de simples et laissent dans le pays des sommes relativement élevées.

Le plateau est bossué de loin en loin par des cônes rocheux de formation volcanique, des sucs, suivant l’appellation locale. Le plus fameux est le Gerbier de Joncs, pain de sucre régulier qu’on dirait posé artificiellement sur le sol. Quelques petites sources naissent à ses pieds ; l’une d’elles a conquis et gardé le nom de Loire. Pourquoi celle-là ? Hasard des grandes fortunes. Elle fuit sous les hêtres, absorbe ses sœurs ; trois kilomètres plus bas, c’est déjà un ruisseau présentable ; le pont du Taron ouvre son arche pour l’enjamber ; premier pont, premier galon du glorieux fleuve. Un suc se distingue entre les autres par sa masse et son élévation : c’est proprement le mont Mézenc, le point culminant de notre France entre les Alpes et les Pyrénées. En partant du village des Estables, on y monte du côté ouest par une pente assez facile ; des tables de lave, dressées verticalement, indiquent le chemin ; à l’heure nocturne où l’on se met en route, ces fantômes qui surgissent dans la prairie ont d’inquiétantes silhouettes humaines. De la cime du Mézenc, à l’altitude de 1,750 mètres, on a sous les yeux une bonne partie de la France centrale ; à l’orient, le Mont-Blanc et les autres géans de glace, « les montagnes du matin », comme disent ces bergers, brodent leurs dentelles blanches sur le ciel rose. D’ici, la structure de notre Vivarais se découvre dans toute sa singularité. Tandis que les larges vagues de la Lozère et du Cantal s’inclinent à l’ouest, presque plates, tandis qu’au nord l’Auvergne et le Velay, terres pesantes, gauchement taillées, font moutonner leurs gros dômes trapus, à l’est et au sud un furieux chaos de montagnes surgit du précipice béant sous nos pieds. Les chaînes confondues se ruent en tout sens vers la tranchée du Rhône ; impossible de discerner un plan, une ligne directrice. Il semble qu’un forgeron ivre ait jeté les uns sur les autres ces blocs de granit, tels qu’il les arrachait des fournaises dont on aperçoit çà et là les orifices. Pourtant, ce n’est pas lourd comme le massif auvergnat ;