Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/544

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la demeure d’un préposé de Poligny, on pendit à une potence un rat couronné de fleurs de lis en papier. À Bordeaux, on afficha : « À bas Napoléon ! à bas les Bourbons ! Vive la république, qui abolira les droits réunis. » Deux agens du fisc furent grièvement blessés à Thiers, deux autres à Remiremont, trois à Challans (Vendée), cinq à Tarbes. Le préfet de l’Aveyron annonça, la veille de la grande foire d’Asprières, que vingt gendarmes soutiendraient les préposés ; mais ceux-ci étaient tellement effrayés par les menaces, qu’ils ne se présentèrent pas. La gendarmerie, qui comptait cependant douze mille hommes, était impuissante à protéger les employés de la régie. Il fallut de la troupe. L’administration demandait cent dragons pour Saint-Dié, pour Angoulême un bataillon, pour Limoges un régiment entier.

La loi sur la libre sortie des blés, que le baron Louis avait fait voter dans l’intérêt de la grande culture, était une autre cause de troubles. Parmi les populations pauvres de tout le littoral de la Manche, le bruit courait que le gouvernement voulait affamer le peuple, et une légère hausse sur le prix du pain donna malheureusement à ces rumeurs absurdes une apparence de vérité. « — Va donc, disait un paysan à un autre Breton en lui arrachant sa croix du Lys, avec ton bon roi, nous payons tout plus cher qu’auparavant. » Dans tous les ports, depuis Dunkerque jusqu’à Morlaix, la foule ameutée s’opposait à l’embarquement des grains. À Boulogne, la populace profita d’un de ces tumultes pour saccager les maisons voisines du port. À Saint-Malo, de vieux matelots qui avaient fait la course jetaient des sacs de blé dans le bassin en s’écriant : « Il vaut mieux les f… à la mer que de les porter aux Anglais ! » Au Havre, à Dieppe, à Cherbourg, la gendarmerie et la troupe durent dégager les quais, la baïonnette au canon. L’exportation des grains, ou plutôt renchérissement du pain, mécontentait aussi le peuple de Paris. On disait dans les faubourgs que le roi était un accapareur et qu’il envoyait le blé en Angleterre pour le faire revenir pendant la famine et le revendre deux fois plus cher.

Depuis la chute de l’empire, la validité des ventes nationales avait été proclamée trois fois : par l’acte constitutionnel, par la déclaration de Saint-Ouen, par l’article ix de la charte. Mais les émigrés ne regardaient pas cette triple sanction comme irrévocable, et leurs propos et leurs menées alarmaient la masse des acquéreurs. À Bordeaux, les royalistes avaient brûlé sur le théâtre l’acte constitutionnel ; ils avaient tenté d’en faire autant à Nantes, et bien volontiers ils auraient aussi brûlé la charte. En Vendée et en Bretagne, les prêtres annonçaient la restitution des biens confisqués, dénonçaient les acquéreurs et excitaient contre eux les