Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/693

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce sont les difficultés de la rime et la tyrannie de la mesure qui fournissent aux poètes leurs plus heureuses inspirations ; ce sont les dures contraintes, les longues obéissances qui fortifient les reins et les cœurs, c’est le profond labour de la douleur qui fertilise les âmes et transforme en champs et en prairies des friches où ne croissaient que d’inutiles broussailles. L’homme qui a toutes ses aises, et dont la seule occupation est de jouir de son bien-être, est une créature ridicule et méprisable, et s’il se rendait justice, il demanderait à mourir. La souffrance est la grande discipline. « La tension fortifiante de l’âme dans le malheur, le frisson qu’elle éprouve à l’approche des grandes détresses, la vaillance, l’industrie, l’esprit d’invention qu’elle est contrainte de déployer pour supporter, pour expliquer, pour utiliser son infortune, » — vous regardez tout cela comme des maux, ce sont nos biens les plus précieux. Résister aux injures du sort et des hommes, voilà ce qui fait les forts et les heureux. Il n’y a pas d’autre bonheur que le sentiment de la force qu’on possède, et pour devenir fort, il faut sentir le besoin de le devenir.

C’est ainsi que les aristocraties tyranniques de Rome et de Venise formèrent des peuples vigoureux et sains ; c’étaient de grandes serres chaudes, où la plante humaine acquit toute sa taille. La liberté qui rend heureux, ce n’est pas celle qu’on a, mais celle qu’on n’a pas, celle qu’on souhaite et qu’on s’efforce de conquérir. Ces peuples si durement menés goûtaient un bonheur que ne connaîtra jamais le troupeau à qui vous dites : « L’herbe t’appartient ; mange et engraisse-toi. » Si vert que soit leur pâturage, ces moutons, auxquels vous passez toutes leurs fantaisies, prendront en dégoût leurs bergers indulgens, qu’ils ne peuvent estimer. Ils mépriseront leur honteuse félicité, ils regretteront leurs tyrans, il leur tardera de sentir peser sur eux le joug d’une autorité respectable. « Napoléon, dit M. Nietzsche, fut le dernier grand enfantement des destinées, et raconter son histoire, c’est raconter l’histoire du plus grand bonheur dont notre siècle tout entier ait joui dans ses meilleurs momens. » Ô sûreté de l’instinct ! Le troupeau lui-même réserve ses adorations et sa reconnaissance à ceux de ses bergers qui l’ont fait le plus souffrir.

Il est peu probable cependant que dès demain les peuples se dégoûtent de leurs nouveaux pâturages, et que, dégrisés de leurs chimères, de leurs idoles, ils se jettent aux pieds d’un tyran pour qu’il les délivre de leur liberté. M. Nietzsche n’ose le croire, et il ne tient pas pour impossible que la démocratie accomplisse jusqu’au bout son œuvre malfaisante, et que l’Europe soit vouée à une irrémédiable décadence. Toutefois il pourrait se faire, selon lui, que de puissantes volontés ramenassent les hommes à leur état naturel. « Le problème de notre délivrance, dit-il, ne peut être résolu que par la formation d’une nou-