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Elle devait au moins m’écrire, et elle ne m’a pas écrit. J’ai été bien surpris d’entendre Isabelle se féliciter de ce qu’on l’avait trouvée ressemblante à la duchesse de Kingston… Isabelle, je vous dois la vérité, non désormais pour mon bonheur, mais pour le vôtre. Vous aimez le monde, qui s’amuse de tout et qui n’aime rien. Quand on veut plaire à tout le monde, on ne captive personne, et le bonheur d’une fille est d’avoir un mari… Je vous dois la vérité parce que vous l’avez demandée et que je vous crois capable de l’entendre, parce que vous êtes naïve, que vous avez désiré mon amitié, et que ma sincérité en est la plus grande preuve… Je ne fais plus de vœux pour mon bonheur, mais j’en ferai toujours pour celui des amies sensibles qui me témoignent de la confiance. » Pauvre Isabelle !

Moins à plaindre, cependant, — puisqu’elle ne l’épousa pas, — que Félicité Didot, sur laquelle enfin il détermina son choix, non sans s’être fait étrangement prier. Elle avait dix-sept ans, et il en avait cinquante-cinq ; on était en pleine Terreur, mais il n’en poursuivait pas moins son amoureuse idylle ; et c’était Virginie qui craignait de ne pas assez plaire à ce vieux Domingo. « Jour heureux pour Félicité, » écrivait-elle naïvement au bas d’une lettre du 22 août 1792, où son fiancé lui demandait « de bannir de ses lettres l’expression froide de Monsieur ! » Et il avait beau se faire un rêve de mariage où, tandis qu’il remplacerait Buffon à l’intendance du Jardin des plantes, sa femme serait installée dans une île, du côté d’Essonnes, « avec une vache, des poules et Madelon qui s’entend à merveille à les élever ; » il a beau lui proposer de n’être son mari que pour elle et les siens « sans que personne en sache rien à Paris ; » il a beau, pour l’amener à penser sur ce point comme lui, se démasquer sans plus de façons, et lui dire que « si tout le monde trouve tout simple qu’un homme âgé ait une jeune maîtresse, tout le monde le blâmerait d’épouser une jeune femme. » Rien n’y fait. À peine si la jeune fille, de loin en loin, laisse échapper une plainte discrète, mais amoureuse encore. C’est elle qui est aveugle, elle qui consent à se marier en cachette, — octobre 1793, — elle enfin qui ne voit dans l’époux que le grand homme, et à l’époque de leur union, je ne sais si l’on ne pourrait dire le gentilhomme, dont la fille des Didot semble vraiment trop heureuse d’accepter l’aristocratique alliance.

Les lettres de Félicité Didot ont été imprimées, en 1826, par Aimé Martin, dans la Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre. Il en manquait pourtant quelques-unes à la collection, et Aimé Martin, selon l’usage des anciens éditeurs, ne s’était pas fait scrupule d’en « arranger » quelques autres. Grâce à l’obligeance de M. Gélis-Didot, M. Maury a pu rétablir le texte authentique des dernières, et nous en faire connaître un bon nombre d’inédites. Félicité ne fut pas heureuse. Pour