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premier ministre de son plaisir, car le théâtre, au XVIIIe siècle, est avec l’amour, le souper et la conversation, le plaisir suprême, le bonheur des gens de loisir, et que ne feront-ils pour celui qui apporte cette joie de vivre ! Jamais l’autorité n’aura accumulé contre lui tant de rigueurs, et jamais il n’aura plus d’importance, jamais il ne paraîtra plus indispensable. Qu’un vieil officier, couvert de blessures et n’ayant que 800 livres de pension, s’étonne d’entendre ce faquin de Le Kain se plaindre de l’insuffisance des 8,000 livres de sa part, que parfois un grand seigneur rudoie quelque acteur, je le veux ; mais au grand siècle on avait vu Baron donner des leçons de déclamation à la duchesse de Bourgogne, au duc d’Orléans, jouer avec eux la comédie, — Baron qui prétendait qu’un artiste comme Roscius et lui était plus rare qu’un grand capitaine, et qui, se trouvant un soir au jeu avec le prince de Conti, offrait de faire sa partie en ces termes : « Va pour cent louis, mons de Conti ; » et le prince de répondre en souriant : « Tope à Britannicus ! » ; Baron, le favori de ces grandes dames qui inspiraient à La Bruyère sa fameuse satire et devaient rencontrer tant d’imitatrices, car beaucoup exagérèrent ce goût fâcheux au point d’inspirer à une vieille duchesse ce mot qui fait tableau : « De mon temps, on recevait ces gens-là dans son antichambre, dans son lit, jamais dans son salon. » Et, en rappelant divers épisodes de la vie de certains d’entre eux, on comprendra même les inconvéniens et les agrémens réels de leur profession, les mœurs faisant contrepoids à la sévérité des lois, les enivremens de la célébrité tenant lieu de considération, celle-ci même justement accordée à quelques-uns[1].


II.

Le siècle précédent avait eu Ninon de Lenclos, prêtresse de l’amour libre et volage, amie admirable et honnête homme dans toute la force du terme, confidente de Saint-Évremond et de Molière, chez laquelle s’empressent hommes et femmes de la plus haute noblesse, attirés par l’éclat d’un mérite qui triomphait des

  1. Lettres d’Aissé, Mémoires de l’ahbé Aunillon-Delaunay du Gué ; Marmontel, Encyclopédie, Article Déclamation ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II ; Emile Campardon, les Comédiens du roi de la troupe française : Œuvres de Lemontey, t. III. le Mercure de mars 1730 ; Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe ; d’Allainval, Lettre à mylord sur Baron et la demoiselle Lecouvreur ; Adrienne Lecouvreur, par Scribe et Legouvé ; Journal de l’avocat Barbier. Lettres d’Adrienne Lecouvreur, avec préface de George Monval ; Plon, 1892.