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préjugés, et, disons-le, des convenances les mieux justifiées. Au commencement du XVIIIe siècle, trois femmes, trois comédiennes, les Quinault, Lecouvreur, se portent en quelque sorte les héritières de ses talens de séduction, et, sans bruit, sans y songer peut-être, commencent l’œuvre de réhabilitation. Rencontrer des vertus, sinon la vertu, en des personnes de condition modeste, dont on est habitué à dédaigner l’état, les voir professer de nobles sentimens, se dévouer à ceux qu’elles aiment, les entendre converser, faire assaut d’esprit avec Duclos, Voltaire, quelle surprise pour les dévots des opinions toutes faites ! Comment cette surprise ne les conduirait-elle pas à révoquer en doute la sagesse des règles où l’on prétend enfermer ces acteurs voués au mépris public ? L’honneur ou le déshonneur d’une profession auront toujours pour mesure la réputation de ceux qui l’exercent : c’est une loi presque absolue ; religions, monarchies, républiques, classes sociales, peuples et particuliers s’élèvent ou s’abaissent, tombent ou grandissent à raison de leur utilité morale ou matérielle, et le raisonnement le plus abstrait ne peut s’empêcher de puiser ses prémisses à ce principe.

Adrienne Lecouvreur[1] était, selon l’expression de d’Allainval, de ces personnes extraordinaires qui se créent elles-mêmes. À peine âgée de quinze ans, elle entreprend de jouer le Deuil (de Thomas Corneille) et Polyeucte, avec quelques enfans de son âge ; les répétitions ont lieu chez un épicier de la rue Férou, la présidente Lejay prête son hôtel de la rue Garancière, le beau monde accourt, — et presque aussitôt la police, qui, à la requête des comédiens français, toujours furieusement jaloux de leurs privilèges, défend de passer outre. Le grand-prieur de Vendôme recueillit au Temple les jeunes acteurs, puis Adrienne compléta son éducation en Flandre, sur les tréteaux de l’Alsace et de la Lorraine, à travers les hasards d’une vie incertaine, agitée par cette flamme des passions dont elle entendait si bien le langage, « qui la fit deux fois mère et toujours amante. » De retour à Paris, vers 1717, elle débute au Théâtre-Français dans le rôle de Monime, commence par où les grandes tragédiennes finissent, opère une révolution dramatique.

Molière voulait dans la tragédie même un parler naturel, humain, et qu’on reportât sur la scène l’aisance du monde. Seul, Baron, son élève, observe en partie ses principes ; mais jusqu’alors, la déclamation des acteurs consistait en une sorte de chant cadencé, de psalmodie monotone jusque dans ses outrances : faire ronfler

  1. Née en 1690, morte en 1730.