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d’environ 350,000 hectares, que Louis XVIII avait à cœur de taire restituer aux anciens propriétaires. Déjà même, par de simples ordonnances, le comte d’Artois et lui avaient rendu, en violation de la loi, plusieurs forêts à quelques personnes particulièrement privilégiées[1]. Nul parmi les députés ne songeait d’ailleurs à faire opposition sur ce point à la volonté royale. Malheureusement, le ministre d’État Ferrand, chargé de présenter à la chambre le projet de loi, commença par lire un exposé des motifs où il avait accumulé les pires maladresses. Dans la pensée du gouvernement, la loi était un acte de réparation et de pacification. Ferrand y donna le caractère de la revendication et de la rancune. Non content d’alarmer les acquéreurs par des équivoques et des réticences[2], il parut insulter tous les Français, en disant que seuls les émigrés « avaient suivi la ligne droite[3]. » Ce discours provoqua l’indignation dans les chambres et dans le pays. Le général Girard dit le lendemain à l’un des questeurs : « Quoi ! vous avez souffert qu’un méchant boiteux vînt insulter la nation et l’armée en disant que les émigrés ont suivi la ligne droite ! Ne deviez-vous pas le jeter à bas de la tribune ! » Pour comble, huit jours après la séance, le roi commit l’insigne maladresse de donner à Ferrand le titre de comte. Bedoch, rapporteur de la commission nommée pour l’examen du projet de loi, protesta sévèrement contre les paroles de Ferrand et demanda la censure du ministre. La discussion tint neuf séances. Malgré les discours, véritablement provocateurs, de quelques royalistes[4], les libéraux gardèrent dans ces débats une extrême modération ; mais la colère grondait au fond des cœurs. Le 4 novembre enfin, la loi, amendée sur certains points de détail, fut votée par 168 voix contre 23. Le projet passa à la chambre des

  1. Ordonnances des 20 avril, 12, 18, 29 mai, rendues en faveur des ducs de Noailles et d’Havre, du comte de Langeron, émigré au service de la Russie, des princes de Condé et de Poix, de la duchesse de Montbarey, du duc d’Orléans, etc. (Archives nationales, F1a, 585.) — Les Bourbons pouvaient d’ailleurs s’autoriser de précédons créés par Napoléon, qui avait restitué à plusieurs émigrés des biens déclarés inaliénables.
  2. « Dans les premiers momens, il faut être réservé alors qu’on voudrait s’abandonner à une extrême prodigalité… La loi reconnaît un droit de propriété qui existe toujours… Le roi regrette de ne pouvoir donner à cet acte de justice toute l’extension qui est au fond de son cœur… Vous trouverez toujours le roi prêt à saisir toutes les occasions, tous les moyens de restaurer la France entière… » (Moniteur, 14 septembre.)
  3. Les paroles de Ferrand allaient plus loin que sa pensée. En parlant des émigrés qui « avaient suivi la ligne droite, » il opposait leur conduite non pas à la conduite de tous les Français, mais seulement à celle des partisans du roi demeurés en France pendant la Révolution.
  4. Celui de M. de La Rigauderie, entre autres. (Moniteur du 26 octobre.) On assure, d’ailleurs, que sur l’ordre de Beugnot, qui craignait d’émouvoir l’opinion, les journaux ne reproduisirent ce discours qu’en en atténuant beaucoup les termes et les idées.