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édifiante, mais, en vieillissant, elle s’était donnée à Dieu. Elle quêtait à Saint-Roch, y offrait le pain bénit, et sa bourse s’ouvrait souvent pour les pauvres de la paroisse comme pour les frais du culte. Le curé de Saint-Roch, l’abbé Marduel, touché de sa conversion, ne dédaignait point, paraît-il, de la visiter et même de dîner chez elle. Ce fut seulement quand elle entra en agonie qu’il se souvint qu’elle était comédienne. Il refusa, dit-on, de lui envoyer un prêtre, et il opposa à la demande d’un service à l’église la défense du chapitre métropolitain d’accorder les prières ecclésiastiques à une excommuniée. Les camarades et les amis de la Raucourt se résignèrent à conduire le corps directement au cimetière.

Mais la chose s’était ébruitée. Le 17 janvier, à l’heure fixée pour le départ de la maison mortuaire, la rue du Helder se trouve pleine de monde. La foule, où les invites sont en très petit nombre, profère des menaces contre les prêtres et déclare qu’il faut forcer le curé à célébrer le service funèbre. Au débouché de la rue, comme le char tourne à gauche afin de suivre les boulevards, une vingtaine d’individus se jettent à la tête des chevaux et leur font prendre le chemin de Saint-Roch. Les portes de l’église sont fermées. Quelques personnes entrent par la petite porte de la rue Saint-Roch, pénètrent dans la sacristie et conjurent l’abbé Marduel de céder au vœu populaire. Le prêtre demeure inébranlable. Au dehors, la foule toujours grossissante, — il y a maintenant cinq ou six mille hommes massés dans la rue Saint-Honoré et les rues adjacentes, — s’apprête à enfoncer la porte. Une escouade de gendarmerie, envoyée par la préfecture de police, se retire sans faire de résistance. Inquiets des suites de ce tumulte, les comédiens donnent secrètement aux voitures l’ordre de gagner le cimetière. Mais au premier mouvement, on arrête le char et on coupe les traits des chevaux. On crie : « Les prêtres à la lanterne ! À mort Marduel ! » Quelqu’un dit : — « Puisque nous ne pouvons entrer à Saint-Roch, portons le corps dans la chapelle des Tuileries. » Cependant, la porte cède sous une suprême poussée. On envahit l’église, le cercueil est porté en triomphe par mille bras jusque dans le chœur dont les grilles sont tordues et renversées. Si l’on n’a pas l’officiant, on a du moins le sanctuaire. On allume les cierges et les lustres. L’église, sans prêtre et bruyante comme un club, resplendit ainsi qu’au jour de Pâques. Enfin un commissaire de police sort de la sacristie et annonce « qu’il a requis le clergé de Saint-Roch de rendre à Mlle Raucourt les honneurs du service divin. » Quand les piquets de troupes, envoyés un peu tardivement par Maison pour contenir le peuple, arrivèrent devant l’église, le service était commencé et l’ordre rétabli.