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ministres tous les abus et toutes les injustices[1]. Il a bien quelque désir de voir Napoléon déporté aux Açores par les puissances, mais la pensée de son terrible prédécesseur ne l’effraie pas plus que ne l’inquiètent les murmures du peuple, les imprudences de la noblesse et le mécontentement de la bourgeoisie. « Il ne tiendrait qu’à moi de ne pas avoir un instant de repos, écrit-il à Talleyrand, et cependant mon sommeil est aussi paisible que dans ma jeunesse… Je sais qu’il existe de la fermentation, mais je ne m’en inquiète point. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, je verrai se dissiper ces nuages. »

Pour les princes, ils n’ignoraient pas ce que la France pensait et disait d’eux, mais ils bravaient l’impopularité, et peut-être même le comte d’Artois s’en faisait-il gloire. Vers la fin de février, on intriguait beaucoup au pavillon de Marsan. On cherchait à ruiner l’influence de Blacas qui, plutôt par prudence que par sentiment, soutenait la politique modérée, et l’on espérait mettre bientôt à la raison tous les frondeurs et tous les mécontens en formant un ministère de vrais royalistes où le comte de Bruges aurait la guerre et Hyde de Neuville la police. Selon d’autres témoignages plus ou moins véridiques, on pensait même à contraindre le roi à révoquer la charte et à rappeler les parlemens ; s’il s’y refusait, on devait l’enfermer comme un simple Mérovingien et l’obliger à abdiquer en faveur de son frère. En attendant, on obtenait de Louis XVIII « l’élimination » de la Cour de cassation et de l’Institut des ex-conventionnels et autres personnes mal pensantes. Le premier président Muraire, le procureur-général Merlin et dix conseillers furent exclus par l’ordonnance du 17 février, et peu de temps après, les journaux annoncèrent, comme la chose la plus naturelle du monde, que le roi avait pourvu au remplacement des académiciens : Monge, Carnot, Napoléon Bonaparte, Guyton-Morveau, Cambacérès,

  1. De l’ensemble des rapports de police de juin 1814 à fin février 1815 (Archives nationales, F7,3200 4, F7, 3738, F7, 3739), il ressort que, d’une façon générale, mais avec de nombreuses exceptions, le roi était aimé à Paris et sa personne exempte des critiques qu’on adressait au gouvernement. Sans doute, dans quelques quartiers excentriques et même, deux ou trois fois, dans le jardin des Tuileries, il fut hué, mais bien plus souvent il était acclamé. Au théâtre, par exemple, il était toujours accueilli par des vivats, auxquels se mêlaient parfois quelques cris : « À bas les calotins ! » Sans doute, aussi, on plaisantait son obésité, sa faiblesse, son indolence ; on le caricaturait ; mais cela n’empêchait pas de vanter sa bonté, réelle ou imaginaire. En province, il en allait tout autrement. (Nous parlons toujours d’une façon générale et sans tenir compte des exceptions.) Là, comme on souffrait davantage des rigoureuses mesures du baron Louis, des vexations des nobles, des menées des prêtres, et comme on craignait la dîme et l’invalidation des ventes nationales, on envoyait au diable les ministres, les princes et « le bon roi. »