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sur ces différens points : les parens étaient pauvres et la jeune fille les avait quittés depuis la première semaine de carême ; il ajouta qu’ayant appris les démarches de l’abbé Feu, elle avait fait une demande pour entrer à l’Opéra, « afin d’être défendue contre son curé par les privilèges de l’Académie royale de musique. » L’étude de l’ancien régime est ainsi pleine de surprises. Mais Jeanne Velvrique n’eut pas le temps de mettre son projet à exécution : le 25 juillet 1751, le comte d’Argenson informait Berryer qu’il lui allait envoyer la lettre de cachet sollicitée par le curé de Saint-Gervais et qui portait ordre d’enfermer la jeune fille à Saint-Martin. Jeanne Velvrique, ayant également appris que l’ordre du roi était délivré, se tint cachée, en sorte qu’on ne put l’arrêter que le 22 février 1752. En prison, elle s’empressa de s’adresser aux protecteurs qu’elle ne laissait pas d’avoir. Elle écrivit au duc de Duras, maréchal et pair de France : — « Mon cher papa, je vous demande en grâce d’employer votre autorité auprès de M. de Berryer, pour me procurer mon élargissement. Si vous avez conçu depuis un temps de l’indifférence pour moi, faites-le par charité. Vous êtes le seul de qui j’attends ma destinée. » — M. de Duras sollicita chaudement auprès du lieutenant de police, la mère de la jeune fille joignit ses prières aux instances du noble duc, et le curé de Saint-Gervais consentit à ce que Jeanne sortît de Saint-Martin, mais à la condition qu’elle passerait quelques mois avant d’être rendue entièrement libre, dans la communauté du Bon-Sauveur. « Je compte sur l’influence de la supérieure, écrit le vieux prêtre, pour sauver cette brebis égarée. »


III

Très nombreux, — il fallait s’y attendre, — sont les maris désireux de faire enfermer leurs femmes, et plus nombreuses encore les femmes qui voudraient faire enfermer leurs maris. Aussi bien est-ce toujours l’honneur de la famille qui est en jeu. Le bruit mené autour d’une affaire de mœurs plaidée en parlement était peut-être plus grand en ce temps qu’aujourd’hui. Un procès en séparation de corps défrayait la chronique des ruelles. — « Le public, écrit d’Argenson, est charmé de la scène qu’on lui donne et personne n’a encore eu la charité de tirer le rideau pour cacher un spectacle si ridicule. » — Les avocats avaient pris l’habitude de faire imprimer des mémoires, réquisitoires, plaidoyers, qu’ils faisaient distribuer à grand nombre d’exemplaires et mettaient en vente dans Paris. On se les passait de main en main.