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faible et méchant, surtout quand il avait bu. Le prévôt ajoute qu’il a mandé la femme Huisse devant lui : — « Elle m’a paru bien embarrassée, et il m’a paru, par ce qu’elle vous demande, qu’elle est née faible et malheureuse, attendu qu’elle a tout à craindre de cet homme qui, tôt ou tard, lui fera un mauvais parti. » — La pauvre femme persista à demander la liberté de son mari. Alors Saint-Florentin convoqua dans son bureau les parens les plus rapprochés du détenu et, après s’être entretenu avec eux du caractère de Huisse, il leur fit promettre de veiller sur sa conduite, d’en répondre et de le représenter quand ils en seraient requis. Ces détails nous sont connus par une note que le duc de La Vrillière adressa au lieutenant de police le 3 janvier 1752, en l’informant que la lettre de cachet, portant ordre de lever l’écrou, était expédiée.

« Peut être plaindra-t-on, observe très justement Louis de Loménie, les ministres de l’ancien régime, et leur accordera-t-on quelque indulgence, en voyant à quel point d’inextricables affaires privées pouvaient, aux dépens des affaires publiques, s’emparer de leur temps et de leur attention. »

Ces faits ont une grande importance. Nous représentons-nous aujourd’hui M. le ministre de l’intérieur consacrant une partie de sa matinée à délibérer, avec une famille bourgeoise du Marais ou une famille ouvrière du faubourg Saint-Antoine, sur les moyens de ramener la paix dans un ménage troublé ? Cette constatation suffirait à montrer quel abîme sépare notre état social de celui de nos ancêtres, et combien le caractère et l’essence des pouvoirs publics diffèrent d’une société à l’autre.


V

Pour comprendre la cause de cette grande différence, et, par là même, ce qui a fait, plusieurs siècles durant, la raison d’être des lettres de cachet, il faut considérer l’état social qui a donné naissance à cette institution et dans lequel elle s’est développée.

On admet généralement que l’état social de l’ancienne France était fondé sur l’organisation de la famille. Représentons-nous la famille d’autrefois, vivant dans la maison paternelle que les générations successives agrandissent, transforment selon les besoins nouveaux. Autour d’elle, l’héritage des ancêtres, qui conserve trace des efforts de chacun, s’est transmis intact entre les mains des aînés. Le chef de famille maintient son autorité, non-seulement sur sa femme et ses enfans, mais sur ses frères cadets qui vont fonder des familles nouvelles ; en lui se conserve la tradition