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a laissé du sien, ce qui est aisé à persuader à ceux qui la connoissent, non-seulement bonne comme elle est, mais absolument aveugle et en estat de ne se pouvoir pas conduire. »

Ces exemples d’abus engendrés par les lettres de cachet ne sont pas les seuls que nous ayons rencontrés. D’autre part, il faut songer que Malesherbes, qui n’avait cessé, sa vie durant, de combattre les lettres de cachet, comme philosophe et comme magistrat, et qui n’avait consenti à entrer au ministère qu’avec la promesse qu’on le laisserait travailler à leur suppression, ne découvrit, au cours de sa fameuse enquête de 1775 sur les prisonniers par lettre de cachet, que deux détenus, dans toute la généralité de Paris, dignes d’être mis en liberté ; et que dans son mémoire à Louis XVI, réquisitoire contre les ordres arbitraires rédigé en 1789, alors que les cahiers des bailliages ont déjà fait entendre leurs doléances unanimes contre cette institution condamnée, il écrit avec franchise : — « Les plaintes qui se sont élevées ces dernières années ont été fort exagérées. »


Des pages qui précèdent, le lecteur tirera peut-être avec nous une double conclusion. La première est que l’institution des lettres. de cachet avait des racines vives dans les forces sociales du temps, où elle a puisé cette sève qui a germé en elle et lui a donné un si redoutable développement. Elle grandit spontanément au sein d’une société qui était sortie de la renaissance, qui fit notre XVIIe siècle et s’altéra dans le courant du XVIIIe ; en sorte que les abus des lettres de cachet, loin de diminuer, allèrent en augmentant sans cesse, non parce que l’administration devenait plus autoritaire et tyrannique, le contraire est démontré par tous les historiens ; mais parce que les lettres de cachet se trouvèrent dans une opposition d’année en année plus forte, partant plus pénible, plus douloureuse, avec l’état social au milieu duquel elles continuaient de fonctionner. Les plaintes contre elles montaient en une marée retentissante. Les digues furent rompues en 1789. La vieille France fut submergée tout entière.

Le 16 mars 1790, sur l’initiative du roi, l’assemblée constituante effaça de nos lois cette institution d’un autre âge : elle accomplit une œuvre juste et saine aux applaudissemens de la France et de l’Europe entières.

Il est toutefois curieux de constater que, si toute la France en vint à se soulever contre le régime des lettres de cachet, la révolution trouva sa force et sa cause même dans ce qui avait fait la force et la raison première de cette institution. N’a-t-on pas été frappé par le caractère de ce peuple parisien que l’histoire des