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font de lui et d’où toute organisation sociale dérive immédiatement et pleinement, mais qu’il le mène directement et par la main, par l’effet de sa volonté propre sans cesse agissante, de sa providence sans cesse éveillée ? Waterloo est une décision de Dieu : — « Il est bien évident que ce jour-là nous avons reçu le coup d’en haut. Ces trois armées qui se succèdent quand l’une est lasse, de Wellington, de Bulow, de Blücher, et ce dernier qui débouche de la forêt en un clin d’œil, sans être aperçu, tout cela marque une stratégie que l’homme n’a pas faite. » — Ne voyez-vous pas encore, comme déjà l’avait montré Ballanche (que peut-être Quinet n’a pas lu), que les évolutions du monde sont gouvernées par la loi essentiellement mystique, essentiellement divine, inexplicable sans la Providence, de l’inventeur expiant l’invention, du bienfaiteur expiant le bienfait ? Pourquoi Waterloo ? Pourquoi 1815 ? Parce que, « comme tous les grands inventeurs,.. comme Prométhée,.. comme Christophe Colomb,.. la France devait donner la Révolution au monde et payer son bienfait par un jour de mort. » — Telles sont les idées historiques d’Edgar Quinet. Elles sont tellement dominées par ses idées religieuses qu’elles se confondent avec elles. Jamais, depuis Bossuet, Dieu à travers l’histoire, ou bien plutôt l’histoire vue à travers Dieu, n’avait occupé, maîtrisé, possédé un esprit humain avec une telle puissance et une telle suite. Et, certes, il y a des vues pénétrantes et profondes dans ces livres qui s’appellent le Génie des religions et le Christianisme et la Révolution française. Mieux que Ballanche, Quinet a montré, par exemple, le caractère foncièrement égalitaire, malgré tout, et comme malgré elle, de l’Église chrétienne. La nouveauté de l’Église chrétienne, ce n’est pas tant sa constitution démocratique primitive, qui devait se perdre, c’est l’admissibilité de tous les chrétiens aux fonctions de l’Eglise ; c’est que l’Église n’est pas une caste. Ni confondue avec l’État, comme en Grèce et à Rome, ni caste fermée et héréditaire, comme en Orient et en Judée, l’Église est une aristocratie ouverte ; c’est même le modèle des aristocraties ouvertes ; car elle ne juxtapose pas, comme les autres aristocraties ouvertes, l’hérédité et la cooptation. Elle n’admet que la cooptation seule. Elle répugne à être caste, à ce point qu’elle répugne, non-seulement à être héréditaire, mais à ce que ses membres individuellement aient une famille. Chose curieuse, et que Quinet déclarerait providentielle, à quoi je ne m’oppose point, que dans le temps même où l’Église a cessé d’être égalitaire par l’élection des évêques, elle le soit devenue autant et plus parle célibat ecclésiastique, par la nécessité, désormais inévitable, pour l’Église, de se renouveler sans cesse par cooptation à travers toutes les classes de la société, sans jamais pouvoir transmettre et accumuler et amoindrir aussi sa puissance par la voie périlleuse de