Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une autre ; ne pensez pas trouver ailleurs la cause principale de notre impuissance à nous les associer. Cette division les frappe comme une infériorité de notre part ; elle est, pour notre monde chrétien, le défaut de la cuirasse. Les mahométans ont atteint avant nous l’unité religieuse et sociale ; nous leur offrons d’en déchoir pour entrer avec nous dans la contradiction. » Unité ! unité ! le salut est là ! C’était le cri de De Maistre ; c’est celui de Quinet. Il est possible qu’ils aient raison ; mais à prendre le mot rétrograde dans le sens courant, ils sont rétrogrades également et tous deux à souhait. Depuis le christianisme d’abord, et depuis la réforme ensuite, ce n’est pas vers l’unité politico-religieuse que nous marchons ; mais vers l’indéfinie division et subdivision des idées et des besoins intellectuels et moraux, en telle sorte que non-seulement il y a plus que jamais une Église et un État, mais au sein de l’État plusieurs églises, et dans chaque église des sectes ou au moins des tendances différentes, et entre les églises des pensées, des croyances ou des convictions individuelles. L’individualisme, c’est justement ce que les esprits comme De Maistre, Bonald et Quinet ne peuvent pas comprendre, ou, s’ils le comprennent, haïssent, redoutent et repoussent de toutes leurs forces. Au fond de leur pensée reste le rêve d’unité religieuse et politique de Louis XIV et de Calvin, qui est le même. Quoi qu’on puisse dire de cet esprit, et quand même, après avoir été celui du temps passé, il devrait être celui d’un temps à venir ; ce qui est assuré, c’est qu’il n’est pas du nôtre.

Ces idées, Edgar Quinet les soutenait avec éloquence, mais avec un défaut qu’il n’avait pas dans sa première manière et qu’il est temps de signaler brièvement. Il était devenu professeur de faculté de 1840, avec tout ce qu’il y a de très bon et de très mauvais dans ce titre glorieux. Le professeur de cours public, à moins qu’il ne soit spirituel, ou n’affecte de l’être, est tenu d’être éloquent. Il faut retenir un public peu homogène, peu capable, sauf une élite, de suivre une exposition purement et sévèrement scientifique, peu constant aussi, qui ne vient pas à toutes les leçons, qui par conséquent ne fait pas crédit, et à chaque leçon exige quelque chose qui l’émeuve, qui le convainque, et qui soit complet et même définitif sur la question traitée. C’est proprement l’impossible. Quelques-uns s’en tirent par l’autorité personnelle, d’autres à force de vrai talent, le talent se tirant toujours d’affaire ; la plupart ne s’en tirent pas du tout. Les plus grands ne peuvent pas s’empêcher, voulant après tout faire leur métier, qui est de retenir trois cents personnes autour d’une chaire, de donner dans les artifices et les prestiges de la parole, c’est-à-dire d’une part dans le jeu de la carte forcée, de l’autre dans la phrase à effet. — Le jeu de la carte forcée consiste