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humaines, horreur de l’existence. » Mais, pardieu, Schopenhauer est mort en 1860, et la Philosophie de l’Inconscient, est de 1869 ; et voilà un raisonnement qui se casse le nez. Que Schopenhauer est mort en 1860, Quinet le sait, n’en doutez pas ; mais il ne veut pas le savoir, parce que, s’il s’en souvenait, tout ce développement à la Sénèque serait perdu, et convenez que ce serait dommage. — Mauvaise tournure d’esprit cependant, qui a été à différens degrés la nôtre pendant cinquante ans environ, et dont nous avons beaucoup de peine à nous affranchir. C’est elle qui irritait si fort M. Taine au début de sa carrière ; c’est contre elle qu’il a lutté de toutes ses forces, suivi par d’autres dans cette bonne œuvre. C’était une maladie oratoire. Elle était née de l’admiration pour les orateurs emphatiques de la révolution française, et du désir de les imiter dans les assemblées parlementaires. On lisait les quarante volumes de l’Histoire parlementaire de la révolution française, de Buchez, et l’on faisait son cours avec la secrète intention de se préparer far là à la grande éloquence de la chambre des députés ou de la chambre des pairs. On ne saura jamais combien de professeurs de faculté sont devenus éloquens par émulation de M. Mauguin. Or, cette éloquence parlementaire ne laissait pas d’être souvent un peu creuse et superficielle. Elle était souvent alors ce qu’est maintenant notre éloquence de réunion publique. Les Français, n’ayant pu avoir la parole publique laïque qu’à partir de 1789, avaient eu un apprentissage à faire en cela et une période d’adolescence oratoire à traverser. Guizot, Thiers. Dufaure, ces derniers surtout, ont beaucoup contribué à ramener l’éloquence française à la simplicité et à la stricte logique. Mais ce retour n’était pas accompli vers 1840, et les poètes romantiques devenus historiens et professeurs, avec ambitions politiques, devaient longtemps garder des traces de l’éloquence néo-révolutionnaire qui eut, pendant tout le règne de Louis-Philippe, grande faveur, et en 1848 son plein épanouissement.


IV

L’exil, comme j’ai déjà dit, fut plus favorable que nuisible à Edgar Quinet. Sa pensée y devint plus calme, plus sereine et plus élevée. Même dans la Révolution, sauf les tendances homicides contre le catholicisme, qui tenaient trop profondément au sentiment intime de Quinet pour qu’on pût lui demander de les répudier, il est libéral, équitable et généreux. De 1865 à 1869, il mit à exécution un grand dessein qui, depuis plusieurs années déjà, l’avait sollicité dans sa solitude. Il s’était appliqué à l’histoire naturelle et particulièrement à la géologie ; il avait lu de près et très