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Toutes ces filiations individuelles composent, d’ailleurs, en s’entrelaçant, la trame dont les nations sont faites. L’homme naît et meurt : la famille reste ; la race se perpétue. Nous ne sommes que les feuilles éphémères des arbres qui forment la forêt humaine, et nos intérêts personnels sont peu de chose à côté des intérêts collectifs que la mort n’atteint pas. Plus le monde se peuple, plus ceux qui conduisent le monde devraient tenir à se rendre exactement compte des conditions générales ou particulières dans lesquelles s’effectuent, sur les différens points du globe, la propagation, l’entretien et la distribution de l’espèce privilégiée à qui la terre appartient.

La science qui a pour mission de répondre à ces questions délicates s’appelle la démographie ; et, tout en rendant un hommage mérité aux remarquables travaux qu’elle a inspirés en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Italie et ailleurs, on peut dire que la démographie est aussi une science bien française. On se sent doublement autorisé à le dire après avoir lu et médité l’œuvre magistrale que M. Émile Levasseur vient d’extraire de plus de vingt années d’étude et d’enseignement. Les trois volumes dont il a, cet été, achevé la publication n’annoncent, par leur titre principal, que l’histoire de la population française ; mais l’auteur est de ceux qui tiennent volontiers plus qu’ils n’ont promis, et les étrangers ne trouveront guère moins de profit que nous-mêmes à feuilleter un ouvrage où les comparaisons internationales tiennent une grande place et dont les conclusions sont, en partie, applicables à tous les pays. M. Levasseur était peut-être le seul homme capable de pousser à fond une si vaste et si laborieuse entreprise. Pour ne rien laisser d’incomplet ou d’obscur dans une pareille enquête, il fallait être tout à la fois géographe, historien, statisticien, économiste, moraliste aussi. L’auteur est tout cela et n’est pas seulement cela. Don bien rare que celui de pouvoir ainsi se multiplier, ou plutôt se diviser, sans perdre en profondeur ce qu’on gagne en surface ! Il faut, pour y réussir, une extrême facilité d’assimilation, une sûreté de jugement peu commune, une haute probité scientifique. M. Levasseur, qui professe tant de choses, ne parle de rien légèrement. Tel chapitre de la Population française n’est que l’incarnation définitive d’une leçon qu’ont applaudie tour à tour, sous des formes diverses, l’auditoire à demi populaire du Conservatoire des Arts et Métiers, la clientèle moins mêlée du Collège de France, la jeunesse d’élite qui se dispute les bancs de l’École libre des sciences politiques et les groupes de spécialistes qui constituent nos grandes sociétés savantes. Pour qui ne croit pas que le mieux soit l’ennemi du bien, c’est un exercice infiniment profitable que cet enseignement varié et gradué : la pensée de l’homme est comme le cristal qu’il faut avoir trotté