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d’Auguste ou de Claude eurent certainement des bases plus solides que ceux de Moïse et de David. Mais, pas plus que les chevaux ou les bœufs, les esclaves n’y étaient compris, et l’hypothèse entre encore pour une bonne part dans les évaluations qu’ont tirées de ces sources incomplètes les Dureau de La Malle, les Gibbon et les Champagny. Il semble bien cependant que la population totale de l’empire romain dépassa 100 millions d’âmes, sans atteindre 150 millions.

Nos anciens rois n’ont pas eu les mêmes curiosités que les Césars, ou plutôt ils n’ont pas su les satisfaire. Les quelques documens datant du moyen âge sur lesquels s’exerce l’érudition des démographes avaient une destination fiscale et n’allaient pas, comme unité contributive, au-delà du « feu. » C’est le cas de ce fameux État des paroisses et feux des bailliages et sénéchaussées de France en 1328, où Voltaire est un des premiers à avoir cherché une indication du nombre des habitans du royaume au XIVe siècle, et qui a, depuis lors, servi de pièce justificative à des conclusions si divergentes. Ce qui est hors de doute, c’est que la guerre de cent ans a cruellement dépeuplé l’ancienne France. M. Levasseur le démontre de dix façons différentes. On peut en dire autant, toutes proportions gardées, des guerres de religion. Un contemporain d’Henri III, Froumenteau, s’est proposé de calculer les pertes occasionnées par ces luttes fratricides. Bien qu’il se prétende sûr de tout ce qu’il avance, la fantaisie entre évidemment pour beaucoup dans la précision qu’il affecte, et l’on peut espérer que, dans son livre, le compte des meurtres et des viols n’est pas moins amplifié que celui des lieux habités. Nous avons aujourd’hui 36,140 communes : Froumenteau, en 1581, attribuait à un territoire bien moindre 132,000 clochers ou paroisses ! C’était se montrer généreux. Et pourtant il y a encore loin de là aux 1,700,000 villes et villages dont l’imagination populaire avait longtemps doté les États du roi de France[1].

En passant au crible d’une critique minutieuse tous les témoignages disponibles, quelle qu’en soit la qualité, depuis les Commentaires de César jusqu’au Polyptyque de l’abbé Irminon, et depuis l’Etat des paroisses de 1328 jusqu’au Secret des finances, de Froumenteau, M. Levasseur s’est trouvé amené à admettre que notre territoire actuel de 53 millions d’hectares pouvait porter 6,700,000 habitans quand les légions romaines en firent la

  1. Ce chiffre extravagant se rencontre déjà dans la Chronique des religieux de Saint-Denis de 1405 ; et il sert de base à un projet d’impôt présenté au conseil du roi sous Charles VI. Il avait encore cours au XVIe siècle, et la Satire Ménippée en fait foi.