Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

millions d’habitans si la vie moyenne y était de trente ans, et quarante millions d’habitans si la vie moyenne y était de quarante ans. En France, le progrès de la vitalité générale n’a pas produit, à cet égard, ses effets naturels, parce que les Français deviennent de moins en moins prolifiques. Notre pays manque d’enfans, ce qui l’expose à manquer un jour d’hommes ; et cette grosse question donne lieu, de nos jours, à de si vives controverses qu’il faut bien, ici aussi, la regarder en face.

La stérilité relative des familles françaises réjouissait déjà nos ennemis quand il n’en résultait pour nous qu’une trop lente multiplication. Aujourd’hui, le mal semble s’être subitement aggravé et l’on se demande s’il ne va pas y avoir stagnation absolue ou même recul. L’excédent annuel des naissances sur les décès était, bon an mal an, de 190,000 sous la restauration ; il atteignait encore 130,000 pendant les dernières années du second empire et pendant les premières années de la troisième république. Mais depuis lors la chute s’accélère. De 1886 à 1888, le chiffre normal paraît être de 50,000. En 1889, le nombre des décès s’abaisse tant que l’excédent des naissances remonte à 86,000. En revanche, en 1890, tout conspire contre nous : 42,500 naissances de moins, 82,000 décès de plus qu’en 1889, d’où une perte sèche de 38,500 existences[1]. Rien de pareil ne s’était vu depuis l’invasion. Perdre en un an près de 40,000 âmes ! N’est-ce pas un peu comme si, après Metz et Strasbourg, nous venions de nous voir prendre encore Cherbourg ou Dunkerque ?

Qu’en présence d’une telle révélation l’opinion publique se soit décidément émue, il n’y a ni à s’en étonner, ni à le regretter. L’administration elle-même, si disposée qu’elle soit, par tradition et par nécessité, à toujours trouver que tout va bien, n’a pu s’empêcher de confier au Journal officiel un gros soupir. La presse, les salons, les sociétés savantes, les académies, le parlement, se sont mis tour à tour à discuter le problème. Les propositions de lois des députés ont succédé aux mémoires des spécialistes. Les reporters, pour qui toute piste nouvelle est bonne, sont allés entretenir de u la dépopulation » des poètes comme M. Coppée, des auteurs dramatiques comme M. Alexandre Dumas, des romanciers comme M. Zola. Dans les bibliothèques, les annuaires gris et jaunes ont été beaucoup plus demandés qu’à l’ordinaire et, de toutes parts, on a vu surgir, comme s’ils s’appelaient l’un l’autre, les chiffres

  1. L’excédent exact des décès sur les naissances, en 1890, ressort à 77,505 dans 60 départemens et se trouve ramené à 38,446 par 27 départemens où les naissances l’emportent de 39,059 sur les décès. Pour 1891, la statistique officielle n’a pas encore parlé ; mais on a lieu de craindre qu’elle ne nous réserve aussi une perte au lieu d’un gain.