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donné. Beaucoup de parens, en France notamment, sont plus exigeans, plus ambitieux pour leurs descendans que pour eux-mêmes, et, voulant faire à leurs aînés le meilleur sort possible, ils dispensent les cadets de se présenter. Si cette politique intime n’avait cours que chez ceux à qui les moyens d’existence font vraiment défaut, on pourrait l’excuser. Qui ne serait disposé à faire l’éloge d’une société où les familles les mieux pourvues des biens de ce monde, et surtout les plus saines, physiquement, intellectuellement, moralement, seraient aussi les plus productives ? La sélection ferait alors pour l’homme ce qu’elle fait, quand on sait s’y prendre, pour les espèces animales et végétales, et il n’y aurait plus de dégénérescence à redouter. Il existe, en France comme ailleurs, un certain nombre de ces sources généreuses qui propagent résolument un sang de bonne qualité. Mais, d’une manière générale, on ne peut pas dire que ceux qui ont le plus d’enfans soient, comme la logique le voudrait, ceux qui sont le mieux à même de les élever, et que ceux qui en ont le moins soient ceux à qui manqueraient, pour faire souche d’honnêtes gens, les ressources nécessaires et les vertus désirables. C’est trop souvent le contraire qui est vrai. M. Othenin d’Haussonville, dans ses belles études sur la misère parisienne[1], n’a pu s’empêcher de maudire certaines fécondités bestiales qui, étant données la détresse ou la dégradation des pères et mères, semblent ne devoir servir à peupler que les hôpitaux ou les prisons. La natalité moyenne décroît, au lieu de croître, à mesure que l’aisance augmente. Hippolyte Passy en avait déjà fait l’observation il y a cinquante ans. Les recherches de MM. Bertillon père et fils, Levasseur, Javal et autres confirment le fait. Et le fait s’explique, en somme. D’abord, le pauvre, en fait de satisfactions, n’a pas, comme le riche, l’embarras du choix. Puis il y a autre chose : les progrès de la civilisation et de la richesse ont pour résultat de multiplier les étages de l’édifice social et de surexciter ainsi, chez les individus et dans les familles, la soif de monter, la peur de déchoir. Le prolétaire, qui n’a comme capital que ses deux bras et ses dix doigts, peut se dire que ses fils en auront toujours autant. Le bourgeois, lui, considère que plus son bien, petit ou grand, devra se diviser, plus ses fils ou ses filles auront peine à conserver leur rang. Dans un pays où la passion des masses pour l’égalité n’a fait qu’aviver la passion de l’inégalité chez les privilégiés de toutes catégories, c’est un frein puissant que le souci de ne pas laisser à son enfant une position inférieure à celle que l’on a soi-même occupée dans le monde ; et ce frein devient plus prohibitif encore quand le

  1. Voir la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1883.