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la légende, dont quatre cents ans plus tard, au cours de la conquête espagnole, Garcilaso, le futur historien, alors enfant, entendait le récit de la bouche de sa mère et de ses oncles ; personnages apparentés à la famille royale du Cuzco.

Ils assistaient à l’implacable dévastation de leur patrie surprise en pleine prospérité, et cherchaient à fuir l’obsédante vision des malheurs de leur époque en se réfugiant dans l’évocation des âges fortunés :

« Tu sauras, mon fils, que, dans les siècles passés, toute cette région était couverte de forêts et que les habitans vivaient comme des bêtes fauves, sans villes, sans religion, sans police, sans vêtemens. Notre père, le Soleil, voyant les hommes si barbares, leur envoya un de ses fils et une de ses filles pour leur enseigner la religion, leur donner des lois, les initier aux arts utiles et leur apprendre à jouir des biens de la terre… »

C’était dans cette île que s’élevait le temple du Soleil, desservi ainsi qu’à Rome par des vestales, les prêtresses du Soleil. Les ruines de ce monument et celles de plusieurs palais se voient encore aujourd’hui. Ces restes sont intéressans, mais leur étude n’a presque rien appris, car cette civilisation a été trop rapidement submergée pour que son histoire, en dehors de quelques épaves, débris des époques les plus récentes, arrive jamais à être reconstituée.

C’est dans les eaux qui l’entourent que fut jetée, lors de l’arrivée des Espagnols, la grande chaîne d’or faite par ordre de l’inca Huayna Capac, qui mesurait deux cent trente-trois aunes de long.

Sur le soir, nous franchissons le détroit qui divise le lac en deux parties inégales. Nous sommes depuis quelque temps dans les eaux boliviennes. Deux heures plus tard, nous atteignons le petit village douanier de Chilalaya, où commence la terre ferme bolivienne.


Chililaya, où nous descendons au matin, se compose d’une trentaine de maisons, et ses environs immédiats n’ont rien qui tente démesurément l’excursionniste. La diligence de La Paz n’arrivant que cette après-midi pour partir demain matin, nous avons tout le temps d’épuiser les ressources de l’endroit.

Je lie connaissance avec des habitans. Ce Bolivien s’est intéressé aux choses de son pays, et sa conversation est attachante, bien qu’elle dénote peu de connaissance des notions scientifiques qui font actuellement la base de notre éducation. Et cette lacune donne un tour imprévu à certaines de ses conclusions. — Nous venons à causer de l’aymara, qu’il parle, me dit-il, aussi facilement que le castillan.

L’aymara est la langue des Indiens de La Paz et des provinces avoisinantes. Ici, à Chililaya, nous sommes en plein domaine aymara.